Contrairement au peintre qui joue avec ses couleurs pour faire rêver son spectateur et au poète qui ordonne les mots pour les faire chanter aux oreilles de son auditeur, le coureur reçoit de plein fouet les sentiments qu’il crée. La surprise, l’étonnement, la fascination, la joie, mais aussi le doute, la douleur, l’incompréhension, la peur. Qu’il soit l’instigateur de ces sentiments ne veut en aucun cas dire qu’il les maitrise ou qu’il en connaisse les effets. C’est précisément ici que le jeu prend tout son intérêt !
La tension et l’excitation commencent à monter une semaine avant le départ. Le cerveau et le corps tout entier entrent dans une ultime phase de concentration. Le corps est prêt, on pourrait penser que le gros du travail est terminé. Mais la tête n’est pas aussi facile à maitriser :
« Tu as déjà abandonné dans ce genre de défi »
« De la pluie est prévue pour toute la durée de l’épreuve »
« Tu as passé 4 mois blessé, cela ne fait qu’un mois que ça va mieux »
« A qui vas-tu penser, à quoi vas-tu te raccrocher quand, après 16h d’épreuve il sera 2h du matin, que tu seras trempé, fatigué, que tu auras mal, pour trouver la force d’avancer encore 8h dans ces conditions ? »
Sans oublier la fameuse « Mais pourquoi tu fais ça ? »
Il y a des questions auxquelles il faut répondre et d’autres qu’il faut ignorer. Face à certaines interrogations, le mieux est parfois de passer son chemin. Le temps fournira lui-même les réponses.
La nuit précédent le départ est toujours spéciale. N’étant pas un gros dormeur, je connais bien les pensées qui peuvent survenir lors d’insomnies et je sais qu’il ne faut surtout pas les prendre au pied de la lettre. Elles sont toujours distordues et ne nous semblent stupides qu’une fois le jour levé. La nuit est courte, je joue avec ces idées, les poussant dans leur retranchement pour leurs faire comprendre qu’elles n’ont pas d’emprise sur moi. Comme sur les réseaux, si une idée ne me plait pas, je la glisser sur le côté. Et si elle revient, je me moque d’elle et de son entêtement.
Arrive enfin le moment tant attendu du départ. Arrive avec lui le sentiment le plus perturbant de toute l’aventure. A quelques minutes de partir, quand je me retrouve debout, une simple paire de trail aux pieds, face à une aussi haute montagne à franchir, je ne comprends pas ce que je fais là.
« Comment puis-je imaginer réussir un tel défi ? »
« Suis-je vraiment en train de partir pour 24h d’effort ? »
« Comment puis-je avoir la prétention d’atteindre la nuit, la passer, et avoir encore la force d’avancer demain matin ? »
Je me sens tout petit. Imposteur face à une épreuve dont je ne me sens pas digne. Face à laquelle j’ai déjà abandonnée. Je souffle profondément. Plusieurs fois. Il est tellement simple de mettre un pied devant l’autre. Il suffit de le faire 160 000 fois et ce sera fini. Ne pas réfléchir, il faut partir.
Énorme avantage de faire ses propres défis : il est possible de contrôler ce temps d’avant course tellement favorable au doute. Le départ était planifié à 10am. Il se fera à 9.50am.
Les premières heures se passent facilement. Le plan était de courir et de marcher un kilomètre en alternance. J’avance plus vite que prévu, je freine, je prends mon temps. Malgré la pluie, le plaisir est là, les jambes avancent toute seul à ce petit rythme. La confiance est présente, je ne vois pas pourquoi je n’arriverai pas à arriver au bout. Je prévois deux belles boucles au Mont Royal et sur le bord de la Rivière des Prairies avec un peu de nature pour faire passer les huit premières heures. Tout se passe parfaitement bien. Je suis terriblement content, en confiance, même fier de ce que je suis en train de faire.
La nuit est tombée. La pluie n’arrête pas. Je sens les festivités du réveillon se préparer doucement autour de moi. J’ai pensé à tous ces gens qui doivent subir cette fête avec une famille qu’il ne supporte pas ou les amis de son ou sa conjointe avec qui ils n’ont aucune affinité. Mes pensées pour vous, moi je m’amuse. Non, je ne fais pas ce défi pour échapper à une soirée de ce genre, cela serait la pire des motivations.
Arrive enfin la barre des 12h. Le corps va bien, la tête aussi. J’ai une heure d’avance sur l’objectif kilométrique que j’ai imaginé, objectif relatif puisque le plus important est d’avancer pendant 24h. Puis minuit s’en vient. Il va falloir changer d’année ! Superbe moment dans ce défi ou mon épouse et mes deux enfants m’ont accompagné pour faire 3 kilomètres avant de déguster une petite coupe de champagne. Tout cela fait beaucoup de bien au mental : une belle bouffée d’air pur !
Nous sommes maintenant en 2023. Premier constat : mes jambes me font plus mal en 2023 qu’en 2022,
Les heures passent. 16h sont faites. Il est 2h du matin. La nuit, la pluie, la douleur qui augmente. La fatigue qui se propage doucement dans le corps. Les idées négatives dansent avec plaisir. Elles n’écoutent pas, se jouent de mes ordres et ont un impact direct sur mon rythme. J’arrive encore à courir un peu. Chaque reprise de course est une lutte. Les premiers pas font mal mais rapidement les jambes reprennent leurs habitudes et tout se passe bien, pour une ou deux minutes, avant de reprendre la marche.
Ce n’est plus du doute, j’ai juste envie de rentrer et de me coucher. Je suis fatigué, j’ai mal, je suis sous la pluie depuis trop longtemps. Les idées que je dois gérer sont soit une torture soit un bonheur immense amplifiée par un cerveau qui essaye de ne pas perdre la raison. Je règle des comptes avec mon passé, trop de fois avant de faire glisser ces idées. Je me concentre sur le positif, me rattache aux idées qui me font avancer même si je sais qu’elles sont toutes relatives dans ces circonstances. Peu importe, je veux du positif ! Mon cher cerveau, tu as le droit de me mentir si cela peut me faire avancer !
Un pas après l’autre. Simplement. Avec un rythme qui décroit lentement. Trois heures avant la fin du défi je teste pour la première fois un micro-sommeil. Le risque de ne pas repartir est grand mais j’ai vraiment besoin de m’allonger cinq minutes. Je le fais directement sur le paquet pour minimiser le confort et pouvoir repartir facilement. Immédiatement la tête se vide et tous les muscles se relâchent, mon cerveau veut que je dorme et garde maintenant ses idées pour lui. La sensation est merveilleuse, proche de la plénitude. Cette petite pause aura mentalement et physiquement un impact déterminant.
Puis la lutte continue. Contre la pluie, la douleur, la fatigue et le froid qui se relayent. Et les idées. Toujours ces fameuses idées ! Du positif, donnez-moi du positif ! « Tu seras tellement content quand cela sera fini » est presque tout ce qu’il me reste alors que les armées adverses sont toujours plus nombreuses, se jouant à détourner mon positif en y pointant les immanquables failles. Je n’en peux plus, chaque pas est une réflexion, chaque mètre parcouru une décision à appliquer dans la douleur. J’entends les bips de ma montre à chaque kilomètre. A chacun je me dis « 15 minutes de passées » même si je sais que c’est plutôt 12 ou 13. Ce mensonge fonctionne plutôt bien.
Ne reste plus que 2h. Je viens de faire un stop à la maison. J’ai du mal à descendre les quelques marches pour retourner dans la rue. Comment je vais faire pour avancer encore 2h ? Je ne m’en crois pas capable. Je veux remonter et aller me coucher. Ou aller boire ma bière de fin de course. Le soleil est levé, je mets le cerveau à off. Je ne dois plus penser, je dois faire le vide, me fixer sur un détail, un souffle, un point, un frottement, une sensation agréable de préférence. Je cherche à quoi m’accrocher. La solution la plus efficace que j’arriverai à mettre en place sera de me concentrer sur chaque pas tout en me forçant à faire le vide total dans la tête. Chaque pensée est repoussée, chaque visage gommé, chaque projet brûlé, chaque passé enterré, chaque doute raillé, chaque sensation délaissée. Le temps passe, cela fonctionne, les jambes avancent, je me demande comment elles font.
Plus qu’une heure trente, c’est dur. Plus qu’une heure, c’est terriblement dur. Même en étant si proche de la fin l’envie d’abandonner et de rejoindre son lit est toujours là. « J’ai fait 23h, c’est déjà pas mal ». Le cerveau n’est jamais plus inventif que quand il doit participer à votre propre fénéantise. Je fais le vide, une fois, deux fois, trois fois par minute. J’écoute mes pas. Ils ralentissent encore et toujours. Je fais mes calculs, enfin les trois derniers kilomètres, je pense à mon parcours pour terminer proche de la maison et ne pas avoir à faire faire des aller-retours devant. Le dernier quart d’heure est un enfer, je ralentie, j’accélère, le temps ne passe pas, j’ai l’impression d’aller trop vite tout en n’avançant pas. Le corps est abimé, le cerveau aussi. Il ne faut écouter ni l’un ni l’autre. Faire un pas, un autre, puis un autre,
Et enfin, la joie d’appuyer sur le bouton de sa montre pour arrêter le temps. 24h ! 130 km ! Toutes les pensées accumulées ces dernières heures s’envolent doucement laissant place à la sérénité. C’est fini, enfin fini, je l’ai fait !
Une journée après, je ne ressens pas vraiment de fierté. Je suis surtout content d’avoir repoussé des limites. C’est tout ce qui m’anime dans ces jeux. Il est là, mon Sentiment final, le résultat de 24h de distorsion et d’ébullition. Il n’existe pas de limites. C’est difficile, impossible ? Ces mots ne font que me provoquer. Je veux savoir par moi-même, donc je vais essayer. Et je vous confirme qu’il n’y a rien d’impossible, mais qu’effectivement ce n’est pas facile.
Avant de conclure, j’aimerais préciser que je suis un coureur moyen. Je pratique sérieusement depuis cinq ans mais étant parti de zéro à l’âge de trente-cinq ans je n’ai aucune prétention, sauf celle de prendre du plaisir. Les mots que vous venez de lire et ceux finaux à suivre sont donc totalement personnels, ne se veulent pas des conseils ou des vérités à suivre mais uniquement des phares qui, s’ils peuvent éclairer une seule personne dans cette pratique, auront prouvé leur utilité.
Je vous ai décrit tout le jeu avec le mental comme une lutte, quelque chose qui pourrait paraitre terriblement négatif. Le cerveau nous pousse à l’économie, c’est naturel, mais c’est aussi lui qui, bien utilisé, nous permet de nous dépasser. Cela n’est pas simple et demande de la maitrise, de l’énergie et de l’entrainement. Il est important que je termine en disant que ce défi représente une expérience enrichissante, immensément enrichissante. Je ressors toujours grandi de ce genre d’épreuve, que ce soit physiquement ou mentalement. Ce que j’y apprend m’aide dans la vie de tous les jours. Pas simplement à l’affronter, mais surtout à en extraire tout le plaisir qu’elle contient !
Je finis sur une citation de Walden : « Je voulais vivre intensément et sucer la moelle de la vie. Et ne pas, quand je viendrai à mourir, découvrir que je n’aurai pas vécu. »
Durée | Distance | Dénivelé |
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km | m | |
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