Dans l’obscurité précoce du crépuscule, en plein cœur de la forêt de Charlevoix, mes pieds progressent péniblement, réduisant petit à petit la distance qui sépare mon corps bien fatigué de la ligne d’arrivée. La douleur, fidèle partenaire de mes jambes depuis de nombreux km, s’est réincarnée en un compagnon de voyage avec qui j’échange de temps à autres pour me distraire. Et ma jambe droite, où règne un vieil ami que les médecins appellent “syndrome de l’essuie-glace” (ou la bandelette), ralentit ma progression depuis le 40ème km. Celui-ci ne semble pas être décidé à céder son trône pour les 85km restants. Encore une fois, le défi dans lequel je me suis embarqué est bien plus relevé que ce que je m’étais imaginé en m’inscrivant à Harricana. Comme si je n’avais pas retenu la leçon de mes précédentes (més)aventures: 2 abandons au cours des 2 étés précédents, UT4M (160 km) et UTPMA (105 km).
Force est de constater: le coureur est amnésique.
Ce n’est pas un scoop connu de peu, ni une théorie bien établie, c’est un fait constaté par bon nombre d’entre nous. Comme une femme après un accouchement, le coureur d’ultra donne naissance à de nouvelles expériences plus relevées et plus douloureuses pourtant déjà vécues par le corps, mais si vite oubliées par l’esprit. Pourtant lorsque nous échangeons (entre fous particulièrement) sur nos aventures en sentiers, l’expérience de la douleur physique y est toujours relatée. La réelle question est donc de savoir si nous avons oublié la sensation, l’expérience insoutenable vécue par le corps, ou si nous l’avons acceptée, pour les plus téméraires, domptée, pour les plus conquérants, voire même épousée, pour les plus masochistes.
Si le résultat est le même, l’expérience de l’ultra trail est, quant à elle, propre à chaque coureur. Pendant que nous déambulons sur les sentiers comme des animaux blessés regagnant leur terrier, plusieurs processus sont à l’oeuvre… pour que chacun y trouve son compte. Voici quelques suggestions d’explication.
Proposition #1: une réaction chimique
Pendant que je parcours les dernières dizaines de km, envahi d’une douleur encore jamais vécue, un petit scientifique en lunettes et blouse blanche dans un coin de ma tête me dit qu’un processus chimique est en train d’opérer . Comme un valeureux client de la SQDC (Société Québécoise du Cannabis) faisant la file pendant des heures en fin de semaine, le coureur irait chercher sa drogue au prix d’un effort physique de longue durée. C’est une théorie bien connue dont je n’arrive pas à me satisfaire car je n’ai jamais été accro à aucune substance chimique… à part la bière bien sûr!
C’est fou! Au-delà de la médaille, du tee-shirt finisher ou du repas ultra-calorique à l’arrivée, la bière sort toujours numéro 1 des sondages que j’ai pu faire auprès de mes compagnons de galère. Pour preuve, mon ami du Club de Trail de Montréal (CTM), Baptiste Galant, a établi le record d’ascension de l’ancienne piste de ski de l’Université de Montréal tout juste avant un apéro organisé pour le CTM au sommet (un des fameux tailgate du CTM, merci Alexandre Provost ).
Crédit photo: Alexandre Provost
N’y a-t-il pas une théorie scientifique qui pourrait également expliquer l’effet du houblon à l’arrivée? On dirait que ma “raison” préfère une autre réaction bien plus simple que celle de mon ami en blouse blanche:
Épuisement ? + Bière à l’arrivée ? = Blackout de l’enfer ?
Si l’on s’en remet aux anthropologistes, parcourir de longues distances à grandes enjambées serait un savoir-faire vernaculaire conditionnant notre existence. Autant sapiens que nous sommes, courir après le gibier jusqu’à épuisement serait dans notre ADN. Mais dans nos sociétés modernes occidentales, notre instinct de survie n’est plus mis à l’épreuve que par notre propre volonté. Alors après quoi courrons-nous?
Proposition #2: un processus psychologique
Plus sérieusement, il me semble qu’une force supérieure anime mes jambes au milieu des sentiers de Charlevoix, cette même force qui me pousse à parcourir le Mont Royal après une journée de travail éreintante. Mon passif légèrement plus sédentaire me rappelle ce qui m’a poussé à réaliser mes premiers jogs. La tête chargée de préoccupations quotidiennes, in fine toutes plus matérielles les unes que les autres, j’arrive à mon appartement et enfile aussitôt mes vêtements de sport dans lesquels mon corps et mon esprit s’y complaisent, prêt à évacuer toute la frustration de mon postérieur quotidiennement emprisonné par la chaise de bureau.
Courir pour s’évader… Laz (fondateur du Barkley marathon) n’en dirait pas moins. Comme pour échapper à la morosité techno-bureaucrate que la société nous impose, le coureur substitue la fatigue psychologique du quotidien, longue et diffuse dans le temps, par une fatigue intense et éphémère pour se prouver qu’il est vivant, comme une piqûre de rappel de son existence. Par-delà l’effort physique, le coureur régulier trouve alors son salut dans une victoire de l’esprit sur le corps, souvent courte et multiple, parfois laborieuse et occasionnelle.
Proposition #3: un phénomène sociologique
Alors que d’autres fous me dépassent après plus d’une dizaine (même une vingtaine) d’heures d’effort, une question bien plus basique et beaucoup moins transcendante me rattrape: quel est mon positionnement parmi la meute de loups? Dès lors que j’ai entamé ma lutte contre cette satanée inflammation au genou, l’objet de la compétition s’était déplacé vers un adversaire bien plus personnel et le chiffre associé à mon nom lorsque je franchie la ligne d’arrivée, bien plus concret que l’expérience réellement vécue, me passe largement au-dessus de la tête à cet instant précis. Ce qui est formidable dans ce genre d’évènement, c’est que chacun des loups possède le même statut au sein de la meute. Les coureurs devant moi sont des fous, ceux derrière le sont tout autant (peut-être même encore plus). C’est là qu’opère toute la magie du premier ultra. Bien au-delà du positionnement qui relève du collectif, la victoire est toute personnelle. Celle de l’esprit sur le corps, le temps et l’espace. Cette même victoire qui décolonise notre imaginaire pour conquérir de nouvelles limites, jusque-là non cartographiées.
Crédit photo: Ultra trail académie
125 km après le début de la longue agonie, pendant laquelle j’y ai vaincu bon nombre de mes démons, j’en trouve de nouveaux au travers des copains du Club de Trail de Montréal: Clotilde Lefebvre, Matthieu Faou, Rémi Vincent et Baptiste Galant se sont endormis dans le chalet avant mon arrivée à Mont Grand-fonds . Nos premiers échanges, bien qu’unilatéraux dans un premier temps, m’élèvent au rang de super-athlète, peu mérité au regard du classement. Plus tard, les amis non-coureurs, eux, probablement moins intoxiqués par la drogue du dépassement, me classeront tour à tour dans la catégorie des fous, des malades, des imbéciles, des machines… et on dirait que ça me plaît.
Pendant que je progressais sur les sentiers d’Harricana tel un loup blessé, s’opérait une réaction chimico-psycho-sociologique qui me poussera quelques jours plus tard à m’aligner sur de nouveaux défis cinglés (les Traces du Nord Basse Terre en Guadeloupe, le GR20 en 4 jours, Québec Méga Trail). L’Opinel généreusement offert aux finishers du 125 km ne me servira pas seulement à découper le fromage à l’arrivée, mais aussi à débroussailler les sentiers dans lesquels je déciderai de m’engager à l’avenir.
Sur la vingtaine d’heures passées à déambuler dans Charlevoix, j’ai parcouru près de 15h à maudire ce sport auquel je suis si accro, me demandant comment j’en étais arrivé à m’infliger de telles souffrances et ce qu’il manque à ma vie pour que j’en sois devenu si dépendant. Et malgré l’effort de dissertation, je ne l’explique toujours pas…
Harricana me revoilà!
Je suis loup.
Avis aux organisateurs d’ultra-trail: installez une micro-brasserie en fin de chaque ascension et nous ferions un smoothie de nos démons (cf: Les Genoux dans le Gif).