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Harricana 65 km : les Tarahumaras courent bien en sandales

Samedi 7 septembre 2019, 4 h 00. Mal de tête. Cinq heures de sommeil hachées de réveils inquiets. Les prévisions étaient pourtant bien différentes. Arrivée au chalet la veille à 18 h, sac et vêtements préparés à 19 h. Repas à 19 h 30 et au lit à 20 h 30. Ça, c’était pour la théorie.

J’avais pourtant mis toutes les chances de mon côté. Les 65 kilomètres de l’Harricana étaient inscrits au calendrier depuis notre arrivée à Montréal le 4 novembre 2018. Avec Anne-So et Oscar, c’est ce jour-là que nous avons posé nos valises dans notre petit condo de l’avenue Jeanne-d’Arc, éreintés par le voyage, mais impatients de vivre au Québec pour les deux prochaines années.

Le premier hiver n’a pas été des plus reposants. 60 à 80 heures par semaine à l’Institut de Cardiologie de Montréal, hôpital mondialement réputé où j’ai eu la chance d’être accepté pour deux années de formation complémentaire après l’obtention de mon diplôme de cardiologue en Belgique. Le travail ne manque pas et la formation est riche et intense.

À la sortie de l’hôpital, je fais connaissance avec l’hiver montréalais : tempêtes de neige, glace sur les trottoirs, journées de ciel bleu où le simple coup d’œil aux températures extérieures nous fait frissonner, Européens, par manque d’habitude. Ma vraie bouteille d’oxygène, ce sont les trois à quatre heures de course à pied par semaine qui me permettent d’évacuer le stress du travail.

Le mois de juin arrive enfin, les premiers jours de vacances aussi. J’inscris au calendrier le programme d’entraînement de Harricana 65 km fourni par les organisateurs. Comme tous les programmes d’entraînement, je le respecte à la lettre… les quatre premiers jours.

La suite est marquée par deux impondérables : le travail d’abord, gardes de nuit comprises; Oscar ensuite, qui du haut de ses 18 mois est bien décidé à occuper toute mon attention dès que je rentre à la maison.

Tout de même, grâce à l’aide d’Anne-So, j’arrive à libérer cinq heures par semaine pour prendre mes baskets à mon cou dans les parcs de la ville. En juin et en juillet, mes pensées sont partagées entre l’utopie grisante de découvrir les paysages de la forêt boréale, en courant mon premier ultra-trail et la peur d’être incapable de courir aussi longtemps.

En effet, j’ai déjà réalisé une course en sentier de 30 km en Belgique et un premier marathon en 2018, mais c’est la première fois que m’attend une distance aussi longue. Cette crainte diminue tout de même avec deux semaines d’entraînement plus intensives début août, où je peux tester mes nouvelles chaussures de trail, achetées pour l’occasion, sur les sentiers de la Mauricie et des Laurentides. Je suis à mon pic, 70 km de course à pied par semaine.

Le 6 septembre au matin, les valises sont bouclées. Mes parents nous ont rejoints de Belgique. la veille, et on est tous enthousiastes à l’idée de découvrir la région de Charlevoix, avant de poursuivre pour quelques jours de vacances dans le Saguenay. On prend la route assez tôt, j’ai dans l’idée d’aller dormir tôt pour rattraper mon manque de sommeil accumulé suite à une nuit blanche à l’hôpital l’avant-veille. On arrive bien à temps au chalet dans le beau village de Sainte-Irénée après être allé chercher mon dossard à la Malbaie. Tous les voyants sont au vert et je peux tranquillement préparer mes affaires avant de manger. Mon objectif inavoué pour ce premier ultra : finir en moins de 7 heures.

C’est en sortant mes vêtements de la valise que les choses se gâtent : les chaussures de trail ne s’y trouvent pas… J’étais pourtant convaincu de les avoir mis dans le fond de la valise, mais le manque de sommeil et ma distraction légendaire en ont décidé autrement. Je m’effondre instantanément. Tant de mois de préparation et d’efforts avec comme seul objectif l’Ultra-Trail Harricana, pour en arriver là. Les magasins sont fermés et l’aller-retour vers Montréal est impensable. Je fouille désespérément dans le reste de mes affaires et tombe sur mes vieilles baskets, trouées de part et d’autre et dont la semelle est usée jusqu’à la corde, avec lesquelles je ne cours plus depuis plus d’un an. Ce seront elles, ou pas d’Harricana. Désespéré, il me faut plusieurs heures avant de trouver un sommeil léger, émaillé de réveils où je me maudis de mon oubli à chaque instant.

Au petit matin, dans la douche, je relativise la situation. Je repense au livre « Born to run » de Christopher McDougall, qui nous explique l’histoire des Tarahumaras, peuple de la région « Barranca de Cobre » au fin fond du Mexique. Les Tarahumaras sont connus pour être capables de parcourir de très longues distances sur des sentiers escarpés avec leurs sandales « Huaraches » ultra-minimalistes. Qui suis-je donc pour me plaindre alors que je dispose de chaussures de course, même si elles sont trouées et en piteux état? Ces 65 km, je suis bien décidé à les avaler quoiqu’il arrive.

7 h. Le départ est donné, les premiers coureurs démarrent à toute allure. Sur ces premiers kilomètres de plat, malgré les conseils reçus qui étaient de démarrer lentement pour mon premier ultra, je me sens bien et cours à l’allure à laquelle j’ai couru le marathon en 2018, soit 4 minutes 15 secondes au kilomètre. Je pointe alors aux alentours de la 20ème position.

Sur les premiers hectomètres de sentiers caillouteux, je réalise à quel point mes semelles sont usées et regarde les chaussures des coureurs qui me dépassent avec envie. Bientôt, les huit premiers kilomètres sont franchis et on s’enfonce au cœur de la forêt boréale. La montée commence. Je sors mes bâtons qui vont m’être d’un grand secours pour garder l’équilibre, mes chaussures étant bien décidées à ne pas s’accrocher aux rochers humides.

Je focalise toute mon attention à éviter les chutes, et bientôt j’arrive au premier ravitaillement des 21 km. Je dois toujours pointer aux alentours de la 20ème place et je me dis que je suis certainement parti beaucoup trop vite pour mon premier ultra. Pourtant, je me sens bien. Un rapide coup d’œil à mes chaussures : les trous latéraux se sont élargis sur ma chaussure gauche, mais ça ne semble pas catastrophique pour l’instant.

C’est reparti pour 20 kilomètres en pleine forêt. Je décide d’arrêter de me concentrer sur mes chaussures et d’essayer de prendre un maximum de plaisir. Je prends conscience de mon environnement, de la chance que j’ai de pouvoir courir dans cette forêt au charme envoûtant. Je suis la plupart du temps seul, rencontrant de temps à autre quelques coureurs du 42 km, plus frais, qui me dépassent.

Les kilomètres défilent sans encombre jusqu’au point de ravitaillement du kilomètre 41. Mes jambes commencent à se raidir, mais je n’ai aucun problème d’alimentation ni d’hydratation. J’ai une cloche sur le pied droit en raison du trou dans ma chaussure, mais l’état de ces dernières me rassure et je pense qu’elles tiendront jusqu’à l’arrivée.

Je repars rapidement à l’assaut de l’avant-dernière grosse ascension. Je dépasse quelques coureurs qui ont ralenti l’allure. Je n’ai pas d’idée de ma position précise, ne sachant pas toujours si je croise des coureurs du 42 ou 65 km, mais j’ai l’impression de faire toujours partie du top 20, ce qui était pour moi inespéré.

J’ai maintenant d’importantes douleurs à la plante des pieds et ma cloche au pied droit s’est aggravée. Qu’importe, le ravitaillement du kilomètre 47 est déjà là. Les bénévoles sont extraordinaires, nous encourageant à chaque instant. Encore une grosse ascension, puis ce sera la descente vers le Mont Grand-Fonds.

J’attaque la montée fatigué, mais j’essaie d’oublier mes douleurs et de me concentrer sur le parcours. Les bâtons m’aident beaucoup et je dépasse un nouveau coureur. Arrivé au sommet, je sais que je vais aller au bout. Galvanisé, mes douleurs diminuent et j’attaque la descente à bonne allure.

À 3 kilomètres de l’arrivée, je repense à notre premier hiver, au temps passé à l’entraînement, à Anne-So qui a beaucoup pris sur elle pour me permettre de m’entraîner ces dernières semaines, à Oscar et mes parents qui m’attendent sur la ligne d’arrivée. Les larmes ne sont pas loin.

Je franchis enfin la ligne dans l’émotion. Ma famille m’annonce que je suis 6ème, avec un temps de 6 h 08. Presque une heure de mieux que ce que j’avais espéré, avec des chaussures en lambeaux.

Je ne sais plus marcher, mais je plane littéralement. Il me faudra quelques jours pour atterrir. Prochain objectif, un 80 kilomètres en 2020. Promis, ce sera avec des chaussures neuves.