De retour à La Malbaie, pour faire suite à cette promesse que je m’étais faite en 2014 après avoir pris part au 28 km Harricana. Ce jour-là j’avais connu une de mes meilleures courses, pas tant au niveau du classement mais à celui de la satisfaction personnelle, un peu comme quelques années plus tôt en réussissant ce qui demeure mon meilleur temps sur route en marathon.
Cette promesse s’était peu à peu perdue dans les vicissitudes de la vie. Elle s’est réimposée à moi avec un désir de briser le cycle qui s’était alors mis en branle quelques semaines après cet événement qui m’avait pourtant permis de me rapprocher d’un équilibre.
La vie avait introduit ces grains de sable qui avait enrayé la machine, je me devais de m’y atteler pour éloigner ces vieux démons qui pourrissaient mon quotidien et celui des miens.
Le retour à La Malbaie apparaissait donc à l’automne de l’année dernière comme une renaissance dans mon esprit, le début d’un autre cycle et il commencerait par un 65 km dans les sentiers de Charlevoix.
Le sens de ma participation a pris une tournure bien différente avec le décès de ma sœur à la fin de cet hiver, mais le retour à La Malbaie s’est imposé encore plus intensément. L’an dernier, j’avais suivi cette édition où, sur le 28 km, deux de mes idoles s’étaient livrés une bataille; finalement Rob avait eu le meilleur sur Éric.
C’est donc en famille, dans une sorte de pèlerinage que nous avons pris la direction de Charlevoix, en famille, prolongeant l’été et goûtant à une partie de nos vacances. C’est par une traversée que ce périple débutait encore cette fois. Courir à Harricana c’est aussi la possibilité de partager des instants avec des gens de l’Est du Québec, du Bas-du-Fleuve et de la Gaspésie.
Ainsi le samedi matin dans la nuit noire, le héros changé en chauffeur, nous laisse Dave et moi à notre arrêt d’autobus. Il fait sombre et seules les voix dans la CB du chauffeur viennent entrecouper les conseils nutritionnels de Dave. Alors que le bus s’engouffre dans les bois, mon esprit lui s’engouffre dans mes pensées, dans ces photos d’Alexis Berg des coureurs du 125 km il y a quelques années. Je me sens submerger de leurs doutes et je recherche leur sérénité, en vain. Résonne à mes oreilles cette chanson de Zaz, ma destination n’est cependant pas la Laponie mais le Mont Grand-Fonds. Ces paroles m’ont tant accompagné pendant ma préparation, cette musique a tellement imbibé mon âme sur la route qui mène au Parc de la Gaspésie, que tout naturellement elles remontent, combattant tant bien que mal le stress qui ne fait qu’amplifier depuis cette trop courte nuit.
Une fois débarqué commence le premier sprint. Le chemin, d’abord plus large, devient au bout de plusieurs minutes plus étroit. Nous sommes en file indienne, nous n’échangeons que des regards, les mots ne sont que de trop. Impossible de dépasser, chacun semble sur ses gardes pour ne pas céder de terrain. Nous avançons lentement mais des signes nous rassurent et nous indiquent que nous allons dans la bonne direction, une pancarte et ensuite une odeur… je touche au but : les toilettes, passage obligé avant de m’élancer pour cette longue journée. Les autres membres du club m’ont attendu pour la photo de groupe. L’excitation fait place peu à peu à l’angoisse de l’inconnu. La présence de Cédric et son expérience sur de bien plus longs et difficiles formats me rassurent.
Nous voilà enfin partis, plus possible de faire demi-tour, il ne faut qu’avancer. Les premiers kilomètres défilent assez rapidement sur cette route avec Corinne et Philippe. Je sais au bout de 5 km que je ne resterais pas longtemps avec eux, cela ne sera pas une grande journée pour mes jambes.
Je réussis à prendre un rythme confortable, embrouillé par l’envie d’accélérer pour en finir plus vite et la peur de l’effondrement complet. Les doutes ont repris le dessus, mais la technicité du parcours me force à m’y concentrer. Puis il y a le 17e kilomètre, je ne sais plus à quoi il ressemble, je sais seulement que c’est durant lui que le premier signe de crampe est apparu. J’ai regardé ma montre : 17 kilomètres de parcourus…. J’accuse le coup durement, j’ai passé des centaines de kilomètres à courir ou à rouler en vélo depuis des mois, à monter le Pic Champlain à répétition jusqu’à connaître chaque racine et chaque roche sans jamais en ressentir la moindre trace. Les 5 prochains kms jusqu’au ravito du Coyote me paraissent une éternité ou même deux, à un tel point que je commence à me dire que cela sera ma destination finale et qu’un DNF viendra accompagner mon nom dans Sportstats. Ma motivation semble comme aspirée à chaque trou de bouette que je dois traverser, le bruit de la succion de mes souliers et de mes bâtons engloutit mes aspirations, tout autant que mes chaussures : je crains de les perdre. Je l’avais dit à Claude-André, peut-être que je ne suis pas là pour les bonnes raisons.
Au ravito, mon œil est attiré par un plat de patates et l’assiette de sel en avant. Je me remémore alors Dave, ce matin dans l’autobus, qui me vantait leurs bienfaits me racontant comment ils les trempaient allègrement dans le sel, je m’exécute et BEURK… Je me résigne à en prendre une seconde et une troisième, pour le restant de l’apport de chlorure de sodium. Je me rabats sur les Bretzel après trois grands verres de Pepsi.
Je repars, mais les crampes sont toujours à se faire sentir présentes dans les descentes ou sur le plat, sans jamais se déclarer complètement. Elles alimentent mes réflexions, créant la confusion au moment de répondre à tous ces pourquoi, surtout à ceux du pourquoi je ne me suis pas inscrit au 42 km…. Marco m’avait mis en garde contre la longue descente au 30e pour ne pas ambitionner en se laissant aller, et hypothéquer sa fin de course; mais là aucun risque d’exploser, le mollet gauche à lui tout seul m’en préserve.
L’Épervier, le ravito du 40e se rapproche et je décide que je me continuerai à me battre et que j’irai jusqu’au bout. Je passe en revue toutes ces personnes qui côtoient ou ont côtoyé ma vie et qui n’ont pas le luxe, la chance ou le plaisir de seulement voir le soleil ou même respirer. Je suis ici parce que quotidiennement, je ne peux réussir à avancer dans la vie, sans la présence de cette femme qui la partage depuis toutes ces années, et celle de notre fille, notre plus grand cadeau. Pour elles, je ne peux me résigner à mettre les flasheurs, je dois continuer.
Le ravito se rapproche, j’accélère de plus en plus, le rythme est meilleur, l’énergie revient tout comme le moral. Les crampes sont presque chose du passé; plus vite, accélérer jusqu’au ravito, plus vite les crampes reviennent, mais les crampes intestinales cette fois, vite le ravito, les toilettes…. La gentille bénévole me dresse le portrait assez simplement : ici c’est la bécosse ou dans le bois !!!! Pas de dilemme pour moi, il n’est pas question d’aller dans le bois avec des crampes intestinales féroces et un mollet gauche qui crampe…. Le choix de la bécosse n’était cependant pas plus de tout repos. Au bout de quelques secondes, le mollet se contracte et là, une difficile gymnastique commence dans cet espace si clos pour tenter de faire quelques étirements tout en poursuivant ma mission première!
J’en sors fatigué et fâché. Après avoir refait le plein d’énergie à coup de bretzels et de verres de liqueur, je repars en colère. Les bénévoles nous ont informés, : il va falloir monter encore. Je rage et sors mes bâtons. Comme je ne suis pas en mesure de courir vite en descente ou sur le plat, et bien je vais forcer et tout donner dans les montées.
Pour l’instant non seulement les crampes y sont absentes mais cela à même un effet positif sur le mollet. Mélange de sucré et de salé au ravito suivant, et puis j’attaque la montagne noire dans le même état d’esprit. Je veux courir le plus longtemps possible, ne pas ralentir même quand le rythme cardiaque s’accélère. J’ai l’impression d’être dans le Pic Champlain à ma 4e montée ou gravissant le sommet nord du Mont Albert après 4 heures de course, ne rien lâcher, toujours relancer, me battre.
Les descentes suivantes seront-elles aussi pénibles car le mollet se rappelle rapidement à moi. Je suis toujours à la limite, mais je ne veux pas ralentir, pas marcher. Cela fait longtemps que je sais que je ne serais pas arrivé en moins de 8 heures, qui était mon objectif idéal, mais je suis heureux de pouvoir terminer, et de la faire selon mon objectif premier entre 8 et 9 heures.
Comme je suis bien et que j’ai acquis la certitude que je ne casserai pas, je m’accroche à tout ce qui me permet de continuer plus fort, même à cette branche morte qui ne veut pas céder et m’entraîne dans l’herbe. La branche n’a pas cassé, je suis au sol, le mollet crampé. Je rassure les deux demoiselles qui ont observé la scène et je repars encore plus fâché. Il me reste environ 2 kilomètres et mon seul objectif devient alors de ne plus lâcher ce couple sur lequel j’étais revenu, et partagé un bout de chemin plus tôt. Ils s’encouragent mutuellement, se poussent et s’obligent à avancer.
Ce sont bientôt les cris des spectateurs : nous arrivons. Je ne veux pas regarder le monde, j’ai trop lutté durant des heures contre toutes sortes d’émotions, et je ne veux pas me laisser m’envahir par elles. La voix de Christine résonne, je la cherche du regard sans succès, mais je sais qu’elle est avec moi comme elle l’a été durant toutes ces heures. Une dernière montée nous surprend alors que nous pensions en finir, mais la délivrance sera en haut et elle chuchote à mes oreilles : « c’est lui mon père »!
Celle pour qui je me suis battu toute la journée est là et me tend la main pour descendre les derniers mètres qui nous séparent de la ligne d’arrivée. Je suis fâché encore, mais surtout déçu, non plus des crampes ou de mon temps de 8 h 33, mais de ne pas avoir su plus profiter de ce retour à La Malbaie. Le bonheur et les peines des autres balayent tout cela, comme le vent balaie le sable dans le désert.
Le lendemain matin, les exploits des filles au 1 km et au 28 km transforment tout cela en une immense fierté. Elles se sont elles aussi battues et se sont dépassées, de cela je n’en doutais pas. Il ne reste plus qu’à repartir, franchir à nouveau le fleuve. Sur le bateau je me dis qu’un jour je reviendrai à La Malbaie, mais sans me faire de promesse.