Devant le fleuve qui s’amuse à jouer à la mer, avec ses vagues, ses marées et son varech odorant, je regarde l’horizon bouché se confondre avec l’eau. De l’autre côté les collines de Charlevoix et plus à l’est, celles de la Côte nord ont disparu, ce qui procure cette étrange sensation d’immensité, d’infini. La brume de mer qui arrive au galop en d’épais rouleaux compacts, se déverse sur l’eau et soudain interdit toute promesse d’un été embryonnaire en faisant chuter les températures instantanément de 24°c à 10 °C.
Et pourtant, le spectacle est d’une infinie beauté et me rend heureuse. Je me dis aussi qu’il est à l’image de la vie avec ses zones de soleil et de chaleur et celles plus sombres et froides. À cet instant, l’abandon et le laisser faire me semble la meilleure solution. Se fondre et se confondre avec mer et ciel, accepter la grisaille et le froid pour savourer tout à l’heure le soleil et la douceur paresseuse de l’été.
Abandonner… Un mot qu’on associe au négatif, à l’échec, en particulier lorsque l’on parle de course. Dans notre jargon de coureurs, et surtout d’ultra coureurs, on utilise un terme laid, même pas français, le DNF. Il incarne l’ultime sentence péjorative du coureur débutant autant que celle du vieux routard. Un DNF, un échec, un abandon…
Combien de fois ai-je entendu un coureur mentionner : « abandonner ne fait pas partie de mon vocabulaire ». À chaque fois, je me suis demandée si cette personne avait déjà vécu, vécu pour vrai. Éprouver la douleur de la perte, de l’échec ou de l’erreur.
L’échec et l’abandon, pas nécessairement synonymes d’ailleurs, font partie de la vie.
On apprend de nos échecs. D’abord à se relever, ensuite à réaliser que l’échec n’est pas une fin en soit, simplement un épisode dans notre vie, parmi tant d’autres. Apprendre à échouer pour apprendre à réussir, apprendre à abandonner pour apprendre aussi à persévérer. Quand on nous enseigne à skier, ou à faire de l’escalade, on nous apprend aussi à tomber, à bien tomber pour limiter les dégâts…
Parce qu’ultimement, nécessairement, on finit tous par tomber un jour, on finit tous par se planter… C’est la loi de la gravité. Une loi plus physique même que métaphysique. Ce qui fait que l’on continue à avancer malgré tout, c’est notre capacité à nous relever, malgré l’échec, la chute ou l’abandon. C’est vrai dans une course, dans une « carrière » de coureur et c’est encore plus vrai dans la vie.
Je crois qu’au contraire de ce qui se répète, il faut envisager l’abandon, s’y préparer et peut-être, surtout, savoir quand il est temps d’abandonner. Parfois, il est difficile de dissocier la « vraie » vie du jeu que représente une course, que ce soit un 5 km ou un 400 km non-stop. Il ne faut jamais perdre de vue pourquoi on fait cette course : pour se défier, se mesurer, se dépasser, peut-être parfois, pour jongler avec la fine ligne entre l’extrême, la limite, le déraisonnable et la folie. À mes yeux certaines courses sont peu différentes d’un saut en parachute, de l’escalade à main nue. Seule la nature du risque diffère.
Mais ultimement, chacun à notre façon nous cherchons à prouver que nous sommes vivants, bien vivants, en chatouillant un peu la mort ou l’idée que l’on se fait de celle-ci du moins. C’est probablement cette limite qu’il faut bien définir afin de ne pas oublier le pourquoi profond qui nous amène tous à effleurer ces zones qui nous rapprochent des précipices.
Pour nous sentir en vie…Et pour rester vivant et surtout rester en santé.
Abandonner une course quand notre santé est en jeu semble évident, pourtant j’ai assisté à certains exemples désastreux, parfois qui se sont heureusement bien terminés, mais parfois, non…Finir avec des mains, des jambes amputées parce qu’on n’a pas su quand s’arrêter (et là je ne parle pas d’accident mais bien de complications survenues durant certaines courses) ou des reins définitivement hors d’usage, me semble inacceptable. Comme le répète souvent ma grande amie, la santé nous est prêtée on ne peut pas la gaspiller.
Il faut avoir goûté une fois dans sa vie à la maladie ou à la blessure majeure pour vraiment en comprendre l‘importance. Et comme médecin qui souvent sert d’éponge à la douleur et à la souffrance (physique et psychologique) je ne peux qu’insister sur le fait que c’est précieux, essentiel. Malheureusement, et c’est humain, comme pour l’amour ou l’amitié, c’est quand on perd la santé qu’on en réalise toute la valeur.
Dans ma vie professionnelle de chirurgienne tout est une question de contrôle. Contrôle de l’environnement, contrôle du geste, du stress. Contrôler les imprévus. Avoir toujours un plan A, B, C, D jusqu’à Z. Être toujours prête, à tout et au pire et même malgré tout ça le pire finit par arriver, et souvent là où on l’attend le moins. Mais là aussi il faut savoir abandonner, éviter le geste de trop, celui que l’on voudrait salvateur et qui fera tout s’effondrer.
Quand je revêts mes habits de coureuse, j’aime être prête physiquement, avoir entrainé mon corps et ma tête (surtout ma tête) à passer au travers des efforts et des sensations parfois moins agréables. Mais j’aime aussi avoir de la place…Place à l’improvisation, place à l’erreur. Même si j’envisage des plans alternatifs (A à C disons) je me réjouis souvent de déroger complètement de ce que j’avais prévu…Parce que je me sens libre. Et cette liberté inclut la possibilité de me planter, d’échouer sans que cela puisse avoir de conséquences autres qu’une certaine déception.
Pouvoir abandonner aussi quand le plaisir n’y est plus. Je ne parle pas de ces moments de moins bien, où de dépression temporaire liée à la fatigue, mais bien quand l’absence de plaisir devient évidente. Cela m’est arrivé quelques fois et je n’en ai aucun regret.
En 2015 j’étais inscrite à une magnifique course en étapes au Utah et Arizona (le G2G ultra), mais dans les mois qui ont précédé la course, des changements majeurs dans ma vie sont survenus, un saut dans le vide, une prise de risque professionnelle et personnelle bien plus effrayante que de courir 260 km… Alors, arrivée sur place à contre cœur et subitement sans aucune envie, en particulier celle de vivre un inconfort physique qui venait s’ajouter à celui de mon esprit, j’ai décidé de ne pas faire la course, non sans avoir quand même rempli mes chaussures d’un peu du sable des dunes roses de la première étape. Le sentiment de légèreté et de soulagement que j’ai ressenti en quittant la course, je le ressens encore et je sais que ce fut la bonne décision. Un abandon? Plutôt, un autre chemin pour aller ailleurs au moment où j’en avais besoin.
J’ai un de mes amis qui s’inscrit à plein de courses et n’en finit souvent pas une grande partie. Pourtant il garde son sourire, sa motivation et recommence. Je ne le vois, ni comme quelqu’un qui a échoué, ni comme un mauvais coureur, mais au contraire je le vois comme quelqu’un qui s’amuse, explore ses limites et apprend. Il se relève à chaque fois et repart.
On s’abandonne au sommeil, à la paresse, à la folie, à la mort mais on s’abandonne aussi à la joie, à la vie et au bonheur.
J’ai abandonné des courses pour de bonnes et de mauvaises raisons, certainement parce que parfois j’ai senti que je ne pourrais pas atteindre un objectif peu réaliste, d’autres fois parce que la douleur était impossible à évacuer, mais surtout parce que je me suis perdue dans mes envies, mais je n’ai jamais abandonné mes amours, mes amis, mes convictions, mes passions, mes rêves et mes folies, et en fin de compte je pense, j’espère, que c’est cela qui est important.
Alors lorsque mon regard se perd dans l’ombre qui dessine un labyrinthe dans les sentiers, lorsque mon esprit se laisse aller à la rêverie, que je ne cours après rien, sinon les kilomètres et le dénivelé, je me dis qu’abandonner, s’abandonner, c’est aussi cela et ça n’a pas la saveur d’un échec mais bien d’une victoire de chaque instant.