L’enfer du Nord
Une bonne course pour lancer la saison. Voilà comment j’avais abordé ce Trail des Pyramides Noires durant mes quelques semaines de préparation. Un ultra certes, mais sur un terrain s’annonçant assez peu technique, au dénivelé très faible, 2500+ annoncés pour 124 kilomètres. Pas de quoi faire clignoter les voyants, tant sur le papier on a déjà, Solène et moi, connu bien pire comme profil d’ultra.J’aborde donc cet objectif avec confiance, trop facile et prétentieux, sans doute. Car ce TPN ne sera pas la ballade imaginée. Pire, il deviendra rapidement un enfer, physique et moral. L’enfer du Nord.
Auchel, Pas-de-Calais. Un peu plus de deux heures de route de chez mes parents, qui pour la première fois sont là pour m’assister sur une course. Manu et Brigitte, habitués, sont là aussi.
C’est ici qu’est donné le départ, à 22h, après une animation pyrotechnique et musicale super sympa.
Ça part très vite, et la boue sur le premier sentier témoigne des pluies de ces derniers jours, bien que nous soyons épargnés à ce moment-là. Ça ne durera pas…
Les 20 premiers kilomètres sont très plats, moitié urbains moitié chemins agricoles. C’est rapide, et malgré l’apparition des premières gouttes, je boucle le premier segment de 20 km en 2h15, plutôt à l’aise. Je retrouve ma mère au premier ravitaillement, gêné par des douleurs lombaires inhabituelles, qui finiront par passer rapidement.
A partir de là, la nuit profonde mais pas trop fraîche et même plutôt agréable va nous proposer un tout autre visage. Mal équipé pour la pluie cette fois-ci, (j’ai perdu ma veste imper au Canada il y a quelques mois à l’occasion du Forillon Ultra Trail, que je n’ai pas remplacée) j’avance dans la campagne artésienne aux devants du premier gros terril que nous propose le parcours, dont la montée courte mais violente nous oblige à poser les mains sur le sol friable.
Les terrils, héritage de l’activité minière intense dans la région jusqu’à la fin du XXéme siècle, sont les collines façonnées par l’excavation des sols pour y extraire l’or noir, le précieux charbon. Ils se dressent fièrement là où jadis les « fosses » et leurs chevalements si caractéristiques faisaient descendre au péril de leur vie les mineurs de fond dans les galeries creusées plusieurs centaines de mètres sous la surface. Si aujourd’hui l’activité minière est complètement éteinte, on continue de rendre hommage à cette corporation courageuse en préservant la mémoire de leur labeur et de la dureté de leurs vies, à l’image du musée de Lewarde, par exemple, que je recommande vivement. C’est aussi le sens de cette course, organisée par « Mission Bassin Minier », qui œuvre pour la préservation des sites et le rayonnement de ce patrimoine trop méconnu, pourtant classé au patrimoine mondial de l’UNESCO des paysages évolutifs.
Cette aparté historique faite, retournons sous la pluie, d’abord fine puis plus intense, qui commence à transpercer toutes mes couches de vêtements à l’approche du parc d’Olhain, dont tous les concurrents se rappelleront très longtemps je pense. Si les ascensions des terrils de Bruay-la-Buissière se sont plutôt bien passées, le parcours forestier du parc d’Olhain sous une pluie dantesque et glaciale, nous aveuglant presque à la lueur de nos frontales, va éprouver bien des organismes. Le manque flagrant de balisage physique, puisque les balisages « craie » au sol ont tous complètement disparus avec la pluie, va en revanche éprouver le moral des concurrents, surtout ceux qui ont eu la bonne idée de ne pas entrer la trace GPX du parcours dans leurs montres. C’est pourquoi je me retrouve à endosser le rôle de guide pour une poignée de concurrents qui, bien que sûrement plus rapides, m’emboîtent le pas dans mes hésitations de parcours afin de les mener à bon port, parfois par des chemins de traverse. J’apprendrai plus tard que cette nouvelle section aura fait beaucoup de « victimes » qui, las de chercher leurs chemins, auront préféré rendre leurs dossards.
Au second ravitaillement après cette très longue deuxième section (environ 25 kilomètres !), je boue contre l’organisation et essaie de contenir difficilement ma colère, évidemment amplifiée par les mauvaises conditions et la fatigue. J’en réfère au directeur de course présent qui essaie de s’activer pour contrer ce problème de balisage dont témoignent tous les coureurs à leur arrivée, peut-être dû à de la malveillance de quelqu’un extérieur à l’organisation, d’ailleurs.
Je me pose quelques instants et très vite, à l’arrêt, je prends froid et commence à grelotter comme jamais ça ne m’est arrivé. Je comprends qu’il vaut mieux que je me réactive rapidement pour contrer l’éventuelle hypothermie dont j’ai déjà fait l’expérience par le passé. Je sens que mes parents, pas habitués à me voir en souffrance, contiennent leur inquiétude, comme je l’avais demandé à ma mère lors de mon petit briefing avant le départ. Je rajoute une couche de vêtement et je repars, sans penser à ravitailler mon sac avec de quoi manger. Grosse erreur évidemment, je vais crever de faim pendant plus de 10 bornes sur la section suivante. Onzième départ d’ultra et je commets encore ce genre de bourde. Le temps de prêter ma frontale de secours à un concurrent qui a vu la sienne ne pas survivre à la pluie battante, je reprends mon chemin avec ma fidèle camarade, la pluie. Heureusement, on n’est plus très loin des premières lueurs du jour qui devraient tous nous réchauffer un peu le corps et le cœur.
Chemins de pâtures rendus incourables par la pluie, traversées de gigantesques flaques glaciales, traversées de petites cités me rappelant la chanson « Les Corons » de Pierre Bachelet chère à mon petit cœur de supporter du Racing Club de Lens (le plus beau club du Monde si vous voulez mon avis). Les corons où justement, je constate que les fenêtres donnaient sur des fenêtres semblables, comme le dit la chanson, même si la pluie ne mouille pas nos cartables, mais nos sacs de trail et tout le reste. La pluie qui d’après Météo France devait se stopper au matin. Et bonne surprise, puisqu’il faut bien du positif, il s’arrête enfin de pleuvoir peu après le lever du jour.
On reprend confiance sur le chemin qui nous mène d’abord vers le terril de Noeux-les-Mines et sa piste de ski d’été du terril 42, puis vers les terrils jumeaux à l’approche de Liévin. Les concurrents du 60 km me rattrapent, les fusées d’abord, le gros du peloton ensuite que je prends soin de laisser passer en profitant des encouragements de nombreux coureurs, puis les derniers dont une concurrente dont j’ai oublié le prénom qui va me sauver de ma fringale en me filant un peu de ses réserves et m’accompagner à petit train jusqu’au pied du plus haut terril d’Europe, principale difficulté de la course.
L’ascension n’est pas trop difficile en ce dimanche matin ou nous partageons la piste avec quelques randonneurs en ballade et quelques traileurs en recherche d’exercice en côte. Le panorama sur la région au sommet est sublime et vient récompenser cette nuit de souffrance. On surplombe Lens et le Stade Bollaert-Delelis qui domine la cité avec sa toiture blanche et les quatre longues flèches. Je souris, ça fait bientôt 12 ans que je n’avais pas aperçu le stade où j’ai tant de souvenirs d’enfant et d’ado. J’en oublierai presque que je crève de faim et que j’ai envie de m’envoyer un gros café bien chaud au ravitaillement sur le magnifique site du puit numéro 11 de Lievin et son fier chevalement. Je déchante au ravitaillement, pas de café ni viennoiserie. Tant pis, j’ai tellement faim que je me fais un festin de tout ce qu’il y a sur les tables. On est environ au km 75, l’état des lieux n’est pas terrible pour moi. Je sens que mon genou gauche, en proie depuis le Canada à l’inflammation du TFL, commence à tirer et à me gêner en descente et à la course. J’ai déjà beaucoup marché. J’enfile la genouillère, sûrement un peu trop tard.
On repart pour une nouvelle longue portion, d’ailleurs elles le sont toutes puisqu’en moyenne entre deux ravitaillement il nous faut parcourir entre 20 et 25 km. Je ne suis pas habitué à des sections aussi longues, c’est une difficulté morale supplémentaire.
Le parcours nous propose à ce moment-là la traversée de Lens, que l’on rejoint assez vite le long de la voie ferrée où je me vois contraint d’attendre que le train passe au passage à niveau (Attention, un train peut en cacher un autre !).
Une fois en ville on passe au milieu des badauds médusés par ces drôle de coureurs détrempés avec la boue jusqu’aux genoux. On traverse le parc du Louvre Lens près du stade et on continue par les parcs de Pichonvalles et de la Glissière en direction d’Avion. Pas de difficultés notables, j’alterne marche rapide et petites foulées quand mes genoux me le permettent. Et ils me le permettent de moins en moins, voire plus du tout. L’énorme ligne droite relative à la piste cyclable entre Avion et Méricourt est absolument interminable, une vraie épreuve psychologique. Méricourt, l’avant dernier ravitaillement où j’arrive vraiment éprouvé. J’ai été très lent sur cette portion et je sens, comme c’est souvent le cas, que je n’aurai pas beaucoup à attendre Solène pour qu’elle me reprenne. En effet, elle nous rejoint quinze minutes plus tard, visiblement éprouvée elle aussi. Nous sommes au km 95. Nous finirons ensemble.
Repartir avec Soso me redonne le sourire, on va pouvoir discuter un peu de nos aventures et se soutenir quand l’un de nous flanche (c’est souvent moi). On attaque l’un des principaux terrils du parcours directement à la sortie du ravitaillement, le terril de Méricourt. Un beau morceau. Il passe plutôt bien pour nous et nous continuons notre chemin à allure de marche rapide vers Hénin-Beaumont et le terril du puit n°6, puis vers Harnes et sa chaîne des parcs, où est situé le dernier ravitaillement qui n’arrive jamais. Le lieu est agréable, forestier avec des pistes bien entretenues et des petits étangs de pêche. Faute d’un balisage cohérent on se trompe de sens dans l’ascension et la descente du terril 94, station de trail de la région. On passe la bête et on avance, on avance…sans jamais tomber sur le ravitaillement attendu. Au bout de ce chemin sans doute ? Non, une nouvelle ligne droite interminable se présente devant nous. Ce sera sûrement au bout ? Toujours pas. Tiens, on voit quelqu’un là-bas au bout du chemin, enfin ! Non, c’est un promeneur…Solène se met à pleurer en voyant que ce pauvre homme n’a rien à voir avec l’organisation et qui a bien dû se demander ce qu’il avait fait de mal. Moi, j’ai envie d’hurler. Je me surprends à lâcher des « P*t1 de me*@e !! ». Puis enfin des silhouettes familières à l’horizon, à la fin d’un tronçon annoncé à 22km qui en fera plutôt 27.
Dernier ravitaillement, 115eme km. Deux petites minutes d’avance sur la barrière horaire. Entre les hésitations de parcours de la nuit, les sentiers rendus incourables par les pluies diluviennes, les contraintes de genoux qui nous font marcher depuis 30 kilomètres…Je me retrouve pour la première fois inquiété par la limite. Il nous reste 1h10 pour parcourir les 11 derniers kilomètres et le dernier terril. C’est autrement dit impossible.
- « A quoi bon Soso, ça ne passe pas ! »
- « On finit, et on verra ! »
On repart, usés physiquement et surtout psychologiquement, par ce qu’on a fait, et à l’idée de ce qui nous reste à faire et de cette ligne d’arrivée qui n’arrive jamais. Alors on avance, je me poste quelques dizaines de mètres derrière Solène, les genoux font mal et je maugrée dans mon coin sans trop parasiter davantage sa course. Rien de difficile, on continue sur ces petits sentiers forestiers et surtout, pendant des kilomètres, le long du canal de Lens, qui n’en finit pas. Soso pleure de nouveau, elle est à bout. On finit par déboucher sur la route et à entrer dans la commune de Oignies, ville d’arrivée, ce qui nous redonne un peu de boost. Vient enfin le parc de la fosse 9 / 9bis et son terril, dernière ascension du parcours, de 70 mètres. De là-haut dernier coup de poinçon sur le dossard pour justifier de notre ascension et un petit coucou aux parents en bas, qui auront fait preuve d’une immense patience à notre égard durant ces 22 heures de course. La descente sur la douleur et enfin la ligne. Une bonne partie du village d’arrivée est déjà démonté mais le directeur de course et d’autres membres de l’organisation sont là pour nous accueillir chaleureusement. On laisse ma mère me médailler elle-même et je peux enfin me poser et relâcher la pression, la colère…
De l’incertitude d’être finisher quelques heures plus tôt, nous voilà finalement arrivés, médaillés, félicités chaleureusement par l’organisation et même primés, puisqu’on découvre que Solène fait son podium général en finissant 3ème femme (elles étaient 7 au départ), sur cette édition où plus de 50% des partants auront renoncé. Les lots qui nous sont remis sont au-delà de nos attentes, quelle belle surprise. Le directeur nous confirme, pour les raisons citées plus haut, la neutralisation des barrières horaires. Bien qu’arrivés finalement un petit vingt minutes après la limite, nous sommes bien finishers de ce TPN, soulagés et heureux d’avoir atteint cet objectif, avec nos familles de surcroît. Courir à travers la région, traverser son histoire, son patrimoine, sa rudesse aura été une étonnante expérience d’ultra. Difficile, différente, enrichissante. Cette course m’aura appris, à l’image des gens d’ici, à faire preuve d’humilité, et de résilience. C’était l’enfer du Nord.