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La fois où la Pente-Douce n’était pas si douce que ça

Bon, je n’apprendrai rien à personne… toutes les courses sont annulées ou reportées. Pas « toutes », mais du moins, toutes celles qui étaient prévues jusqu’au 31 août. Et c’est tout à fait correct. Tout à fait normal. On est au beau milieu d’une pandémie. Le virus se propage, les gens souffrent, et certains meurent. On ne peut pas se plaindre que nos petits événements sportifs sont annulés… Mais je me permets de le faire quand même. Je trouve ça plate. Pas pour les coureurs. Non! On peut encore continuer à courir à l’extérieur, donc on n’a pas à se plaindre. Je trouve ça plate pour les organisations.

Le milieu du trail est tout petit. Mais tissé tellement serré. Personne ne décide d’organiser une course pour faire du cash. Ceux et celles qui se lancent là-dedans le font par passion. Par désir de mettre sur pied un événement rassembleur, challengeant et durable. Le milieu du trail, ce n’est pas la F-1. Les organisateurs ne se baladent pas en Ferrari. Chaque annulation fait mal à des gens. À des équipes. À des familles. Alors c’est à tous ces gens que je pense.

Avec ces courses annulées (ou reportées), je me cherchais des défis. Les entraînements quotidiens sont plus faciles quand il y a un objectif à court ou moyen terme. Savoir que je courrai le QMT80 dans 15 mois ne m’aidera pas à me motiver à faire une longue sortie lors d’un matin pluvieux et froid…

Puis, en pleine journée de télétravail, entre deux courriels d’annulation de course, j’en ai reçu un d’Aravaipa Running, l’entreprise de Jamil Coury qui organise des ultras en Arizona. Je suis sur leur liste d’envoi parce que j’ai participé à l’une de leurs courses en 2019. Ils lancent le mouvement #AraivapaStrong, une course virtuelle à l’échelle mondiale dont les profits sont remis au Fonds de riposte à la COVID-19 de l’OMS.

C’est ce genre de défi dont j’ai besoin. Go!

Les sentiers étant encore enneigés (et fermées par les autorités), je me rends à l’évidence que je devrai courir mon ultra sur route. Sur l’asphalte. Le maudit bitume trop dur qui fait mal aux articulations. Avec ça en tête, j’opte donc pour le 50 km, une distance avec laquelle je suis super familier. Et je commence à réfléchir à mon parcours. Je considère faire quelque chose de linéaire. Partir de Stoneham et terminer chez moi, en basse-ville de Québec. Ou bien partir du mont Saint-Anne…

J’ai le goût de me challenger physiquement, oui, mais aussi mentalement. Parce qu’il ne faut jamais négliger la dureté du mental quand on aspire à de longs ultras. Puis, cette histoire d’un Français qui court un marathon sur son balcon me revient en tête. Puis celle de Jamil Coury, qui fait de même sur un héliport. Et Mike Wardian, qui remporte le Quarantine Backyard Ultra en courant 422 km sur une boucle de 6,7 km. Pourquoi ne pas faire une petite boucle? Et l’enchaîner sans arrêt? Y’a de quoi se challenger mentalement. Et pourquoi ne pas y inclure du dénivelé?

On est chanceux au centre-ville de Québec, on a de belles côtes. Je n’ai même pas besoin de réfléchir : la Pente-Douce. J’y passe tous les jours dans mon #RunCommute (plus tout à fait) quotidien (merci Covid). Grâce à l’inclinaison faible de la pente, il y a moyen de maintenir un bon rythme de course. Et c’est un peu la clé, quand le but est d’enchaîner des boucles pendant des heures. Il y a d’autres formidables côtes à Québec quand j’ai envie de me faire mal. Salaberry, Gilmore, Sherbrooke… Mais je doute que je puisse les enchaîner continuellement pour cumuler 50 kilomètres.

Je vais sur Google Map, je sors ma calculatrice et je planifie mon parcours : une boucle de 2,3 kilomètres avec 55 mètres de dénivelé positif (et négatif) à enchaîner 22 fois. Et question de pimenter l’expérience, je m’impose un cut-off de 4 h 30 et je vise de compléter le tout en split négatif. Ma prochaine course réelle est peut-être dans plus de cinq mois, pas question de me faire un p’tit défi facile.

Je partage mon parcours sur Facebook, sachant que des amis coureurs passeront dans le coin ce matin-là, le temps de quelques boucles (à distance réglementaire, bien sûr!)

Une collègue voit ma publication, en parle à son copain journaliste à Radio-Canada, qui lui, en parle à son collègue responsable du sport. En deux temps trois mouvements, je me ramasse au Téléjournal 18 h de Radio-Canada pour jaser de mon défi. Tout ça a pris des proportions auxquelles je ne m’attendais vraiment pas. Et si ça peut inciter des gens à sortir de chez eux pour relever des défis sportifs, tant mieux. Ça prend un peu de positif dans toute cette période étrange.

Maintenant que le reportage a été diffusé, plus question de reculer. Samedi le 18 avril à 7 h, je stationne ma voiture au pied de la Pente-Douce, j’y laisse du matériel, de l’eau et de la nourriture pour me ravitailler et je me lance.

Ces temps-ci, chaque sortie de course, à des heures atypiques, donne l’impression d’être Will Smith dans I Am Legend. Et ce matin-là, c’est encore pire. Je suis complètement seul. Et c’est parfait.

Une boucle. Deux boucles. Trois boucles.

Je prends mon beat, je m’impose un pace raisonnable, je mets mes écouteurs et j’écoute Jean-François Cauchon parler de sa Diagonale des Fous au podcast de Simon-Pierre Leblanc.

Quatre boucles. Cinq boucles. Six boucles.

J’enchaîne avec l’épisode avec Élisabeth Cauchon. Décidément, ce duo frère-sœur m’inspire dans mon défi matinal. Je vous recommande le podcast. C’est intéressant, c’est léger, c’est « à la bonne franquette » et ça motive.

Sept boucles. Huit boucles. Neuf boucles.

Mon ami Dan me rejoint. 2020 aurait été sa première vraie saison de trail, après un baptême sur l’UTHC28 qui lui a donné la piqûre. On jase de job, on jase de course, on jase de Covid (le gros sujet de l’heure, hein?) Dan est descendu de Charlesbourg à la course, et s’il continue d’enchaîner les boucles avec moi, il fera sa plus longue sortie à vie. Gros samedi matin!

Dix boucles. Onze boucles.

J’en suis déjà à la moitié. Ça passe tellement vite. Un temps de 2 h 11sec 56 pour les premiers 25 kilomètres. Je suis un peu plus rapide que l’objectif total de 4 h 30. Par contre, je me rappelle du second objectif : le split négatif. 2 h 11 est le temps à battre. Les jambes sont en pleine forme, j’ai du fun et je suis crinqué par les gens qui m’encouragent. Depuis le début, il ne s’est pas passé une boucle sans qu’on m’envoie la main, qu’on me klaxonne gentiment ou qu’on me parle. « L’effet Téléjournal », je suppose. C’est super encourageant! À 7  h 05 du matin, un couple de retraités en robe de chambre me criait des encouragements du haut de leur balcon du 10e étage d’une tour à condos. Ça me crinque!

Douze boucles. Treize boucles.

Mon père me rejoint à vélo pour enchaîner quelques boucles avec moi. Ma mère est là aussi, pour m’encourager et prendre des photos. Le soleil du matin commence à réchauffer le climat quasi hivernal de la Pente-Douce. Il fait beau, les jambes tiennent le coup et je suis motivé. On continue!

Quatorze boucles. Quinze boucles.

Premier vrai arrêt à mon ravito, alias mon char. J’aime bien mes espadrilles minimalistes pour les sorties rapides sur route, mais je commence à ressentir l’effet de chaque pas sur l’asphalte. J’enfile une paire de pantoufles, alias des Brooks Ghost bien coussinés. Bruno, un collègue et triathlète de haut niveau, me rejoint le temps d’une boucle. On jase et ça me permet d’oublier que je commence à sentir mes jambes…

Seize boucles. Dix-sept boucles. Dix-huit boucles.

Les encouragements se poursuivent de la part d’inconnus. Plus la matinée avance, plus ça s’intensifie. C’est fou! Par contre, pour la première fois depuis longtemps, j’enchaîne plusieurs boucles, seul. Je commence à trouver le décor répétitif. Parfait! C’est ça que je voulais. Me challenger mentalement. Je garde le cap sur mon pace, je remets mes écouteurs et j’écoute de la musique.

Dix-neuf boucles. Vingt boucles. Vingt et une boucles.

Je ne me souviens plus trop de ces trois boucles. Le même décor. La même montée qui me semble de plus en plus abrupte. La même descente qui m’aide à identifier clairement où sont mes quadriceps… Et bien sûr, les mêmes encouragements. Ça, c’est le bout l’fun.

Vingt-deux boucles.

La dernière. Je donne tout. Depuis le début, j’économise mes jambes en faisant de petits pas dans la descente. Là, je me laisse aller. Des grandes foulées de wannabe-Jim Walmsley! Ça tape dans les cuisses, et je m’en fous. Je tourne le coin vers ma ligne d’arrivée, alias ma voiture. Et je vois la plus belle des spectatrices, alias ma copine. Je termine mon défi en 4 h 22 min 20, avec les derniers 25 kilomètres en 2 h 11 min 04. Je ne sais pas si la différence de 52 secondes entre mes deux moitiés de parcours compte pour du split négatif, mais j’ai réussi mon défi. 50 kilomètres à monter et descendre la Pente-Douce, qui n’est pas si « douce » après tant de bitume.

Je suis surtout content d’avoir réussi à maintenir le même temps par boucle, de la première jusqu’à la vingt-deuxième. Et je suis un peu ému par tous ces gens qui m’ont envoyé la main. Tous ces marcheurs qui m’ont encouragé. Tous ces conducteurs qui m’ont klaxonné. Ça fait du bien de se faire klaxonner par des gens avec le sourire. Ça change des enragés habituels, héhé!

Ce matin-là, à 11 h 20 le matin, je buvais une bière, assis sur un trottoir du quartier Saint-Sauveur. On ne change pas les traditions des ultramarathons. Et pour ceux que ça pourrait choquer : croyez-moi, le quartier Saint-Sau a vu pas mal pire que ça à travers les années.

Bref, si vous manquez de défi en cette période de pandémie, trouvez-vous des courses virtuelles. Ça force à se surpasser, ça donne un semblant de thrill d’événement de course et surtout, ça encourage des causes.

En ces temps de crise mondiale, on ne peut pas se plaindre de nos petites courses annulées. Oh non! Mais on peut quand même s’amuser. Et se dépasser. Et s’organiser des plans sportifs un peu niaiseux. Et célébrer le fait qu’on est en santé et qu’on peut courir.

Longtemps.

Genre vingt-deux boucles.

Dans la Pente-Douce.