in

L'éveil

Harricana 2022. 65 km. 1870m de dénivelé. Parc des Hautes-Gorges. 8h00. Je suis dans le box de départ. Avec 474 autres coureurs. Je texte ma blonde, qui est juste de l’autre côté de l’enclos. Faut dire que je suis pas mal stressé. Je ne veux pas qu’elle passe sa journée à s’inquiéter de mon mindset de marde. « Je me sens bien. J’ai hâte de partir! » lui dis-je par texto pour la rassurer. Ben oui. C’est clair. Je chie raide dans mes culottes à matin!

À peine entré dans les sentiers que je suis d’ailleurs déjà contrarié, fâché contre moi-même. Je n’avais pas compris à quel point les sentiers d’Harricana étaient rustiques: racines, pierres, boue, le tout très souvent en single track. La chaleur des derniers jours a rendu aussi le terrain exceptionnellement humide selon les habitués. Mon corps chancelle et se fait balancer dans tous les sens. Cela exige beaucoup d’énergie pour le stabiliser et ce, tant physiquement que mentalement.  

Le stress augmente d’un cran quand je regarde ma cheville encore en convalescence. Je pense  » Bordel, j’aurais dû doubler mon taping ! »Puis rapidement je me sens pressé par derrière. Au moment même où je dis au type qui me colle au cul de passer devant (afin d’éviter de me blesser me dis-je), je me tourne la cheville. Au 7e km donc (sur 65km), cheville tournée! Tabar#$%&!

La montée de 500m sur 10 km qui suit à le mérite de me calmer un peu. Il y a une section d’une beauté surréaliste où l’herbe est pratiquement verte fluorescente. On remonte ensuite un petit ruisseau magnifique. J’y jette un œil régulièrement, ému par sa luminosité et sa douceur, mais rapidement pour garder constamment les yeux au sol. Plus tard, la fille devant moi aura payé cher elle sa rêverie: les pieds pris dans une roche, un vol plané, atterrissage au sol, direct sur la tête. Plus de peur que de mal allons-nous constater.

Je réalise après le 2e ravito que je dépasse de beaucoup mes estimations de temps de passage. Évidemment, ça vient saper mon moral, déjà fragilisé par la peur de briser ma cheville. Je me rappelle un propos entendu dans un podscast : « Prévoir des temps de passage, c’est souvent un couteau à double tranchant. Ça te motive ou ça te démotive ». » Bon bien tu ne feras plus jamais ça! » me dis-je.

En route vers le 3e ravito (40ekm) je commence à ressentir aux pieds des sensations plus ou moins rassurantes. Je reconnais la pression douloureuse sur le bout des orteils, mais le dessous et le côté de mon pied gauche commencent à brûler. Mes pieds commencent donc à se plaindre et à grimacer surtout quand ils se prennent dans les meubles. Je regarde ma montre et je n’arrive toujours pas à ne pas penser encore à mes foutus temps de passage irréalistes. Mon énergie mentale commence à s’égrainer.

Dans ces moments-là, j’ai toujours l’impression d’être entouré de demi-dieux et d’être le gnochon de service. J’ai en mémoire ce couple de coureurs homme-femme. J’ai l’impression qu’ils mesurent 7 pieds, qu’ils sont des haltérophiles de haut niveau qui viennent tout juste de prendre une douche, gambadant main dans la main, tout sourire, dans le fin fond de la forêt boréale uniquement pour leur plaisir! « Bordel, fait chier! »

Mon moral de bouette me rappelle que j’approche le 3e ravito. J’appelle ma blonde et m’excuse presque d’être complètement dans le champ avec mes temps de passage. Elle m’attend au prochain ravito, soit au 47e km.

Mais voilà qu’un détail d’une extrême importance capte toute mon attention : à quelques mètres de mon arrivée au 3e ravito, mis à part mes pieds plaintifs, je n’ai aucune douleur. AUCUNE DOULEUR! Mes appréhensions de départ pourraient-elles se dissiper définitivement ? Ma cheville fragile tient le coup, mes bandelettes ilio-tibiale restent souples, mon aine gauche endure la cadence et mon grand fessier droit dit paresseux semble en pas pire forme. J’éprouve alors une douce chaleur au fond de ma poitrine. Mon corps me donne finalement une information vitale: il va très bien après presque 8h d’efforts!

L’ambiance du 3e ravito m’apparaît vraiment très étrange. On comprend ici que tout est interprété par l’état second dans lequel je suis. Me rappelle sur place avoir pensé  » C’est vraiment weird ici. On dirait une tranchée de la 2e guerre mondiale. Ou même une maison de débauche. » C’est qu’il y a devant moi du matériel éventré qui pue et des corps affalés et inertes qui jonchent le sol. Et au côté de cette scène d’agonie collective, il y a des bénévoles qui servent des potions magiques que tout le monde réclament à grand cris de joie sous des rires stridents. Il y a aussi un type qui se promène en pied de bas. Me rappelle encore avoir pensé  » Mais mon dieu, qu’est-ce que fait ce type en pied de bas sur la terre mouillée? Mais quel drôle d’endroit pour chiler ». Après avoir avalé mon demi grilled-cheese et mes deux verres de coke, me rappelle encore m’être dit  » Sont vraiment fou eux autres, faut que je m’en aille d’icitte au plus vite! ».

Plus tard, j’apprendrai que plus rien ne fonctionne avec les communications au fin fond de la forêt boréale. Ma blonde me croit arrêté au 2e ravito, mes parents se meurent d’inquiétudes et mon fils ne réussit pas non plus à me rejoindre.

La combinaison de mon demi grilled-cheese et de l’appel de ma blonde déclenchent une poussée enivrante. Je dépasse un type en lui disant « Allez on y va nos blondes nous attendent! « , sachant que le 4e ravito est le seul permis pour notre entourage.

Arrivé enfin, ma blonde m’attend à bras ouvert. Je bois mon coke et mange mes patates à la vitesse de Mathieu Blanchard et j’ai moi aussi une Alix Nablat qui m’enlace. Je me sens en même temps un peu ridicule de me prendre au sérieux, mais c’est que je commence à me sentir envahit par une énergie inconnue. Je ne ressens plus aucune fatigue ni aucun inconfort. Je sais aussi que j’ai du temps à rattraper suite à mes laborieux 40 premiers km. Dans ma tête tout se bouscule. Je ressens une profonde confiance dans le fait que je vais assurément terminer la course. Terminer la course n’est donc plus mon objectif. Au fil de mes foulées et de mes réflexions je regarde les coureurs devant moi et l’envie me prend de les prendre en chasse. Tel devient alors mon nouvel objectif : remonter le plus de coureurs possibles d’ici l’arrivée!

La musique vient m’accompagner dans cette transformation de gamin plaignard qui patauge dans la bouette à loup affamé en quête de chasse. Quand « Sabotage » de Beastie Boys part, j’imagine mon ami Marc-André hilare sur le bord des sentiers crier  » Té malade Jeeeeee, go go go ! » Le satellite finit même par débloquer et mon jeune fils réussit à me transmettre par cellulaire ses encouragements avec sa voix d’ange.

Je deviens donc officiellement loup au 47ekm. Je ne ressens plus aucune douleur. Toutes sensations humaines me semblent désormais étrangères. L’écume aux lèvres, je commence à remonter les coureurs. Je cours dans les montées et dévalent les descentes. Je commence à grogner, et plus je grogne, plus ma vitesse et ma concentration augmentent. (Ces grognements sont en fait des sons gutturaux qui aident à gérer la douleur physique, tel que conseillé aux femmes qui accouchent.)

Sur les épaules de la montagne noire le paysage est grandiose. Entre les montagnes de Charlevoix et le vent pur qui rafraîchit ma nuque, j’imagine des caribous qui viennent me faire des câlins devant le coucher de soleil.

Je passe le dernier ravito au 55e km en vidant leurs dernières réserves de coke. La noirceur commence peu à peu à rentrer dans la forêt. L’idée de devoir prendre ma lampe frontale m’irrite, car je la sais au fond de mon sac et que je perdrai du temps à m’arrêter. Je sais aussi que sur longue distance, j’ai tendance à perdre beaucoup de force et de dextérité dans les mains et à détester les utiliser. À ces occasions, le simple fait de chercher avec mes mains des gels dans ma veste peut me faire sacrer.

Avec la tombée du jour, je retrouve aussi un peu d’anxiété, car je traîne depuis plusieurs semaines un trouble de vision à l’œil gauche et je verse dans la crainte de tomber en m’enfargeant. J’éprouve encore une belle énergie, mais vision embrouillée oblige, j’opte pour la prudence.

À moins de 2 km de l’arrivée, j’entre de plein pied dans un énième passage de bouette. Ce dernier fait cette fois-ci deux pieds de profonds. Mon tibia se fracasse durement sur une souche enfouie, ce qui a pour effet de projeter tout le haut de mon corps dans la bouette.

C’est finalement en me débarbouillant de la bouette charlevoisienne que je franchirai le fil d’arrivée avec l’allégresse du loup. 

En rétrospective, l’UTHC 2022 aura donc été une sorte d’éveil pour moi. Je savais que je pouvais faire des courses et trouver le moyen de les terminer. Mais jamais j’aurais cru possible de pouvoir compléter -comme on entend si souvent raconter par les ultra-traileurs- une longue distance dans l’allégresse. À vraie dire, cette possibilité m’a toujours paru inatteignable au regard de mes capacités, que cela n’était réservé qu’à l’élite.

La clé est pourtant bien connue et mille fois décrite par les athlètes et leur entourage professionnel. Point d’allégresse sans entraînement adapté et spécifique. C’est une chose de le savoir, mais s’en est une autre que de l’expérimenter.

Je devrais donc mon allégresse à mon travail assidu à l’entraînement et à quelques autres facteurs importants sur le plan motivationnel. L’entraînement m’aura permis en effet de minimiser le travail de gestion de la douleur pendant la course et permis de pouvoir exploser après 8h de travail harassant. J’aurai aussi dans ma période d’entraînement (musculation, yoga) bien pris soin de traiter mes nombreux points de tensions avec des exercices spécifiques en appliquant les conseils des spécialistes. J’aurai aussi fidèlement suivi mon programme de course (gros bisou ici à ma coach Martine Marois). Enfin, j’aurai aussi assumé avoir besoin de douceur et d’amour pour m’encourager pendant ma course. Tendres et affectueux remerciements ici à ma blonde chérie et à mon fils adoré.