in

"Cours papa, cours!"

L’entraînement d’un ultra-trail expliqué à mon fils.

Mon cher Simon. Voilà ! C’est officiel! Je viens de terminer mon huitième mois d’entraînement pour ma prochaine course. J’entre maintenant dans la dernière étape de l’entraînement qu’on appelle la phase d’affûtage qui consiste, 15 jours avant la course, à diminuer la cadence de l’entraînement pour reposer son corps. J’affectionne beaucoup cette période, car c’est le moment de s’accorder du repos et de faire le bilan de son entraînement. C’est une période critique pour les coureurs, car quoi qu’on pense de l’entraînement effectué, il est trop tard pour changer quoi que ce soit. C’est lors de cette période que je peaufine ma préparation mentale. C’est le moment aussi de prendre le temps de remercier ses proches, ceux qui finalement rendent possible un tel projet.  

Je dois dire que compléter un entraînement intensif de huit mois représente pour moi ma première victoire. On fait référence ici à six jours d’entraînement par semaine et entre 9h et 15h d’activités hebdomadaires (course sur route, course en montagne, vélo, ski de fond, musculation, yoga). Si la course en tant que telle est l’épreuve finale, je crois que réussir à s’entraîner avec rigueur et discipline est la vraie épreuve des ultra-marathoniens. Pour ma part, je peux dire que je suis satisfait de mon travail à l’entraînement et je savoure donc avec toi aujourd’hui cette première victoire!  

Revenons maintenant à l’objectif qui m’amène à t’interpeller aujourd’hui. Comme en septembre dernier lors de mon 65km, j’aimerais savoir si tu accepterais de faire partie de mon équipe de soutien. Je me souviens encore comment ta voix d’ange dans les hautes montagnes charlevoisiennes m’avait donné des ailes. Cette fois, ta présence angélique me serait assurément profitable, car je vais essayer de courir une distance que je n’ai jamais encore tentée, soit 108km, sur un dénivelé de 3342m. J’espère pouvoir boucler cette course en moins de 20h. Des chiffres qui t’impressionnent ? En tous cas, moi, ça m’impressionne beaucoup! Pour trouver la confiance en mes capacités, tu t’imagines bien que j’ai dû méticuleusement m’entraîner. Je t’avoue que le coureur amateur que je suis a trouvé très intimidant de compléter un programme d’entraînement aussi exigeant que celui destiné à un 100km trail. Pour y arriver, j’ai néanmoins eu la chance de pouvoir compter sur plusieurs spécialistes: entraîneur, kinésiologue, nutritionniste, physiothérapeute, massothérapeute, ostéopathe, acupuncteur.  

Le choix de la course est une décision importante. C’est dans la ville de Percé en Gaspésie que je tenterai pour la première fois de compléter un 100km. Cette course est reconnue pour être très difficile, tant physiquement que mentalement. Pour preuve, l’an dernier, seulement 15 coureurs sur 30 ont réussi à la compléter. Mais pourquoi donc avoir choisi cette course me demanderas-tu ? Le fait étant que cette course comporte un avantage psychologique très important pour moi: pour y avoir participé à cinq reprises sur d’autres distances, je connais très bien les sentiers et cela a un effet d’assurance sur moi. Et bon, impossible aussi de ne pas craquer pour le Rocher-Percé ou pour la scène avec le directeur des courses qui donne le départ à même un bateau de pêche accosté au bord de la mer.  

Malheureusement, comme on ne peut tout contrôler, une ombre au tableau s’est toutefois dessinée au quatrième mois (sur 8) de mon entraînement. Comme c’est souvent le cas dans la période d’entraînement des ultra-marathoniens, je me suis blessé. J’ai donc dû batailler très fort physiquement et mentalement pour éviter de perdre mon moral et ma forme physique. Je t’avoue avoir eu beaucoup de difficultés à ne pas me laisser envahir par les pensées négatives (vouloir par exemple arrêter de m’entraîner ou perdre espoir que ma blessure guérisse). Au fil des discussions avec mon entraîneur, je suis finalement arrivé à poser un regard objectif sur ma situation et j’ai réussi progressivement à maintenir un rythme pouvant me conduire vers la guérison. Quand tu as un projet auquel tu tiens beaucoup et qu’un obstacle menace de tout faire dérailler, c’est émotionnellement très éprouvant. D’ailleurs, pour garder ma motivation, je me suis dit que le fait de travailler à traiter ma blessure me préparerait probablement psychologiquement pour ma course. En effet, il est indéniable que je rencontrerai pendant ma vingtaine d’heures de course des moments de grande solitude, des doutes sur mes capacités physiques et mentales et que j’aurai finalement à me battre contre moi-même pour réussir. Ma blessure m’aura donc peut-être permis – je l’espère bien!- de renforcer mes capacités mentales pour passer au travers de ma course.

Parlant justement de capacités mentales, tu te doutes bien qu’on ne s’en va pas courir d’aussi longues heures dans les montagnes sans préparation psychologique. On parlera du « mindset » pour décrire l’état mental que l’on souhaite adopter pour faire sa course. Si ma condition physique est le noyau de mon entraînement, on pourrait dire que ma condition mentale représente l’enveloppe qui fait tenir le noyau. Le « mindset » devient effectivement important, car parmi les nombreux obstacles qu’un ultra-marathonien peut rencontrer en montagne, la fatigue mentale et la douleur physique sont au nombre des difficultés que je devrai affronter et surmonter.  

L’une des choses que tu dois te demander, c’est comment diable fait-on physiquement et mentalement pour courir pendant autant d’heures? Tout d’abord, je te dirais que notre rapport au temps lorsque l’on court en montagne n’est pas le même par exemple qu’une journée au travail ou à l’école. L’objectif ici est d’arriver à diminuer au maximum le flux des pensées pour entrer dans une espèce d’état de transe centré sur le moment présent: on regarde le sentier et on continue à courir en demeurant dans un état de très grande concentration. Cet état d’esprit maintenu pendant plusieurs heures fait en sorte qu’on devient coupé du monde. Ainsi, le temps s’écoule sans que le coureur le réalise. Parlant d’heures qui passent, je partirai à 8h le matin et terminerai dans la nuit autour de 4h. Et puisqu’en juin en Gaspésie le soleil se lève à partir de 4h, j’aurai sans doute le privilège d’assister au réveil de la nature dans la forêt. Ce spectacle féerique aurait, dit-on, le pouvoir magique de ramener à la vie les coureurs mortifiés par la nuit.

Toujours dans le registre de la préparation psychologique, il existe un phénomène qu’on appelle le syndrome de l’imposteur. Appliqué à la course, il s’agit d’un ensemble de pensées qui apparaît et qui laisse croire que nous ne sommes pas à notre place et que nous n’avons pas les capacités pour réussir l’épreuve. Bien que ce phénomène de distorsions cognitives fausse la réalité, certains éléments peuvent venir complexifier la gestion du syndrome. Dans mon cas par exemple, non seulement je suis à ma première tentative pour courir 100km, mais il est évident que je ne suis pas un coureur d’élite et que je reste un simple amateur. Au plus fort de ma fatigue, je pourrai donc avoir la profonde impression que je ne suis pas à ma place dans cette course. Cependant, avec l’expérience, on apprend à gérer ce type de phénomène. Ma stratégie à moi consiste à reconnaître d’abord l’apparition de ce type de pensées comme faisant partie du syndrome. Ensuite, ces pensées, je ne cherche ni à les empêcher d’apparaître ni à les combattre. Je cherche essentiellement à leur accorder très peu d’attention afin qu’elles repartent aussi vite qu’elles sont apparues à mon esprit.  

L’une des premières choses que l’on apprend aussi comme ultra-marathonien, c’est que notre tête est souvent plus fragile que notre corps. Alors que notre corps par exemple nous lance plusieurs signes qu’il va mieux et qu’il récupère très bien après un effort soutenu, souvent, notre tête, elle, n’est pas encore prête à relancer la machine. Comme si face à l’effort fourni le corps et la tête n’avaient pas le même temps de récupération. On doit donc veiller à réduire l’écart entre l’effort réel fourni par le corps et l’effort perçu par notre cerveau (Chloë Lanthier, 2022). Par exemple, lors de mon dernier ultra-trail, suite à un long passage physiquement très épuisant, alors que mon énergie mentale était à son plus bas niveau, je me suis aperçu que mon corps, lui, commençait à récupérer et cela m’avait donné le signal que je pouvais ouvrir de nouveau la machine après déjà 8h de course. En revanche, j’aurais très bien pu être mentalement trop épuisé pour ne pas saisir tous les signes que mon corps me lançait pour indiquer qu’il était prêt, lui, à repartir.

En ce qui a trait maintenant à la gestion des inconforts et de la douleur physique, je te livre ici très humblement ce qui avec l’expérience fait sens pour moi. D’entrée de jeu, disons qu’il n’y a pas de grand mystère ni de recette magique en cette matière. La plupart du temps, les coureurs connaissent très bien leurs points de tensions ou leurs bobos (expérimentés lors des entraînements).  Et habituellement, lorsque l’on connait une chose, cela aide à demeurer en contrôle. Donc, si je reconnais un point de tension qui commence à se transformer en douleur, le fait de le connaître et de savoir comment il fonctionne et que rien de grave ne peut m’arriver m’aide à dédramatiser, à mieux accepter et, finalement, à mieux porter cette douleur. Le plus déstabilisant, c’est quand apparaissent de nouvelles douleurs jamais expérimentées. Il conviendra alors de s’enquérir auprès de l’équipe médicale présente au prochain ravitaillement pour comprendre ce qui se passe. Lorsque les points de tensions se transforment en douleur, l’approche pour moi consiste donc à éviter l’agitation mentale et à tenter le plus rapidement possible de me mettre en mode portage:  il s’agira alors d’accorder très peu d’attention à la douleur pour arriver à la porter jusqu’à la fin de la course. Avec l’expérience, le coureur apprend aussi à se détacher des sensations physiques pour garder son esprit clair et posé. A contrario, l’agitation et la fatigue mentale accumulées peuvent insidieusement provoquer un effondrement psychologique et conduire le coureur à l’abandon. Tu comprends mieux maintenant pourquoi la préparation psychologique est aussi importante que la préparation physique!  

Dernière et non moins importante stratégie psychologique, c’est le fait de la présence de mes proches pendant ma course. C’est fou le bien que cela me procure de voir ou entendre mes proches. Je me rappelle encore en septembre dernier le souffle que m’avait donné le fait de voir ma blonde (ta belle-mère) au ravito et les ailes aussi qui m’avaient poussées après avoir entendu ta voix d’ange. Toujours dans les moyens pour prendre soin de mon moral, j’ai l’intention aussi de prévoir dans ma nourriture des aliments qui symbolisent pour moi le réconfort. Quand tu cours seul dans le noir en pleine forêt pendant des heures, manger un grilled-cheese peut te réchauffer l’âme et te donner l’élan nécessaire pour continuer. Avec l’expérience, j’ai appris à ne jamais laisser au hasard ce genre de petits détails qui peuvent faire toute la différence pour moi.  

Mais bon, tout ce que je te raconte ici Simon, c’est juste une histoire que j’invente pour me motiver à croire que je peux réussir à courir 108km en moins de 20h. Ceci dit, j’en ai vraiment aucune idée, mais vraiment aucune idée si j’en serai capable! C’est bien à la fois le drame et la beauté de l’expérience :  tout est possible, donc je ne peux rien prévoir, sinon lâcher prise, accueillir mon impuissance et me rendre avec tout mon courage de coureur patenté à la ligne de départ samedi matin 8h. Néanmoins, quoi qu’il arrive, je dois reconnaître que je suis un humain déjà extrêmement privilégié de pouvoir éprouver l’euphorie et l’apaisement qu’apporte la pratique quotidienne d’un sport d’endurance comme la course en sentier.  

Enfin, pour clore sur mes doutes et ma confiance, je te laisse ici sur les mots de Catherine ta belle-mère chérie:  « Ben oui, c’est clair Jean-François, tu vas chier dans tes culottes, mais tu vas finir ça! C’est évident ! Allez! On t’attend sur le bord de la mer! »

À samedi mon beau Simon !

Papa, qui t’aime gros comme le ciel  

Xxx

*Lanthier, Chloë, Sans limites. Comprendre le cerveau de l’athlète d’endurance pour mieux performer, Éditions Paulsen, 2022.