Mardi, 6 h 30. La température est un peu froide – quinze sous zéro – et le soleil se lève, dans un ciel bleuté. Ce matin-là, nous sommes deux. Petite « ride » prévue: près de vingt kilomètres. Juste le temps de bien sentir la lumière qui s’étend un peu partout, d’avoir les jambes réchauffées et les pieds accordés comme un instrument qu’on aurait préparé pour une répétition. La nature est calme. Le seul rythme rapide perceptible est celui de nos enjambées, celles qui se réveillent peu à peu.
Prendre un raccourci
J’ai bifurqué là où je n’avais pas l’habitude de le faire. Enfin, pas en hiver. Des traces qui me semblent être celles d’un félin – ou d’un renard – attirent mon regard et je me demande, entre deux petites montées, où sont les repères que l’habitude a enregistrés. Le sentier est magnifique. Et puis, comme je l’exprime, il n’y en a qu’un, alors aussi bien le parcourir, continuer de l’apprécier et savourer l’instant, entre deux contractions musculaires. J’ai déjà l’impression d’avoir les jambes fatiguées, et pourtant, j’avance…je me sens émerveillée. Je remarque que j’éprouve une drôle de sensation, comme une anxiété à la gorge : symptôme de la crainte que mon rythme ne convienne pas à celui qui m’accompagne. La peur de faire ça tout croche. J’ai peur, encore, parce que je ne cours pas seule. Paradoxal…
Le long du trajet, les montées et les descentes, modestes, se succèdent. Un petit pan de montagne, le Mont-Chauve, se dévoile, recouvert de neige, offrant un paysage bucolique jusqu’aux lointains sommets. Les pics, les forêts et les lacs sourient, même en hiver. La chaleur monte. Elle nous accompagne dans la descente, glucides en bouche. C’est un matin lumineux, un vrai. Le jog va bon train. Éventuellement, la forêt se fait un peu plus touffue et on entre dans la portion de sentier la plus fréquentée à cette époque de l’année.
On traverse une ou deux pistes de ski de fond. L’essentiel du tracé se fait, comme on l’appelle, en single track. Et puis, juste là, le sentier offre ses deux branches, sur une distance d’à peu près dix mètres. Un détail. J’opte pour la petite montée abrupte et j’y prends plaisir, comme un bélier qui se propulse sur un monticule. Mon collègue choisi le raccourci, celui qui s’expose en pente plus douce, plus courbée. Et bang, ça me frappe. J’ai décidé, consciemment, d’emprunter la branche »corsée ». Dix secondes, peut-être quinze, mais je l’ai fait. Et ça m’est resté en tête. Comme un flash. Comme une image de bande dessinée.
Au final, ce matin-là, nous avons foulé quelque dix-neuf kilomètres sous un soleil rayonnant, au pas de course, de la neige sous les pieds et tout autour. L’arrivée à l’accueil, Le Cerisier, m’a fait sourire. Je me sens chez moi, ici, en ce début de journée partagé dans la simplicité. Avec, quelque part, en tête, mes doutes, mes peurs et mes réflexions. Comme tous les coureurs à l’entraînement, peut-être…
Au cours des journées qui suivront, je repenserai à cette image de BD, celle qui m’avait frappée. Cet abrupt que j’avais embrassé avec un certain plaisir, même si les muscles de mes cuisses s’étaient crispés. J’aurai l’impression de voir se transposer, tout d’un coup, tellement de morceaux de mon histoire de vie. Devient-on plus fort quand on évite ou qu’on oublie les raccourcis? Est-ce que c’est ça qui fait grandir? Il existe des chemins pour lesquels on peut couper court et d’autres pas. On a toujours le choix…ou enfin; c’est ce que je me plais à croire. Il semble que j’ai opté, plus souvent qu’autrement, pour la voie la plus longue, avec tous ses détours, ses abrupts, ses cul de sac, ses zones obscures.
Je l’assume.
Le parallèle
C’est curieux, tout de même. Un peu caricatural aussi, à l’instar d’une histoire de papier. Surtout en ce moment, alors que les journées ensoleillées défilent. À bien y penser, je me dis que ce genre de trajectoire constitue peut-être l’une des raisons pour lesquelles j’aime, aujourd’hui, courir longtemps. Que je choisisse de me donner l’opportunité de respirer et de découvrir toujours un peu plus, autrement.
Quand on navigue dans une course de longue distance, on ne cherche plus les raccourcis; on apprend à être là, juste là, ici et maintenant. Parce que se perdre dans sa tête équivaut à souffrir. Parce que les heures, à un certain stade, ne possèdent plus tellement de sens, sauf pour indiquer que le jour se lève, qu’il s’endort, que la nuit existe, qu’un ravitaillement approche…ou l’inverse. Parce que tout ce qui compte, ce sont le corps, le coeur, ces pieds qui nous portent, ce qu’on arrivera à manger et à boire, ces précieux petits moments de repos le long du parcours, la magie d’une nature grandiose et la présence de chaque être qui croise notre chemin. Parce que réfléchir, au énième kilomètre, ne fait pas nécessairement avancer. On veut Être et bouger. Point. Si possible, avec toute l’énergie et tout l’amour qui nous habitent.
Enfin, dans ces moments où la paix s’installe, on peut méditer en traversant les bois, observer un détail et s’émerveiller devant la lumière qui traverse les arbres, qui se projette au sol, puis dans ces espaces que l’on ne verrait pas autrement qu’en empruntant ce chemin, là, de cette façon. La présence…
Flashback. Quand j’étais petite, je n’aurais peut-être pas du tout apprécié. Je crois que j’aurais bien aimé sauter par-dessus les pertes, les deuils, les abus, les silences, le manque de confiance, l’estime de soi…et la peur aussi. J’aurais aimé pouvoir dire à cette petite, moi, que le chemin était long, mais que j’allais y arriver Qu’un jour, j’aurais la surprise de constater qu’on peut passer par toutes sortes de voies et qu’au final, on a le droit de réussir, de trouver la sienne. Pour soi, tout simplement. Pour d’autres aussi, peut-être. Que même ce mot, « réussir » offre un océan de possibilités. Qu’il ne représente pas toujours ce à quoi on pense. Ça va bien au-delà.
J’imagine que j’y ai cru, consciemment ou pas. Je n’ai pas emprunté de raccourci. Même autrefois (jadis, comme me diraient mes enfants), j’avais une
« ultramentalité .» L’ultra, là où l’on croise l’inconnu. L’incertain. L’insurmontable, temporairement. Ce lieu, aussi, où l’on flirte avec la limite, celle qu’on ne connaît pas encore très bien. C’est ce qu’on explore, un pas après l’autre, chacun ou chacune à sa façon. Je n’ai pas trouvé de réponse et j’y réfléchis encore, en me disant que les chemins sont légion.
Il y a tellement de façons de lire un tracé, un parcours, une voie, qu’on ne peut que l’emprunter pour tenter d’en dessiner un bout. C’est ce que Paolo Coelho appelle la Légende Personnelle. Non, il ne s’agit pas d’une BD, mais, en bout de ligne, on en revient au même point: la vie est un jeu. Chaque personne possède sa chance, son lot, ses choix et pourra s’exercer à suivre – ou pas – une trace. Malgré tout, même en essayant de s’accoler à la ligne d’un autre, on finira toujours par vivre l’expérience d’une façon unique.
Après, reste à déterminer ce qu’on en fera. Ce qu’on choisira de taire et de partager. Ce qui transpirera, malgré nous, dans la lumière de nos yeux, dans notre expression, dans la fatigue ou dans le regain de vitalité. Enfin, qu’on s’exprime ouvertement ou qu’on choisisse de demeurer discret, il y aura toujours un impact, une onde, une répercussion. Parce que ce qu’on viendra de vivre, en ultra comme en entraînement – court ou allongé – prendra la forme d’un grain qui aura sa place, quelque part, dans l’Âme du Monde.
« On ne s’aperçoit pas toujours que l’on parcourt chaque jour un nouveau chemin. »
*Paulo Coelho, L’Alchimiste, J’ai Lu, 2007, 190 pages.
Pic: Chantale Belhumeur