Photo : Tom Berthelot – Ultra-Trail Harricana
160 k, 160 000 m, des millions de pas, enchaînés un après l’autre. À quoi bon continuer quand on souffre déjà tant, quand on a l’impression d’expier notre dernier souffle après chaque enjambée?
Je rencontre Anne dans son quartier, à l’intérieur d’un joli café qui laisse entrer les rayons de soleil perçants. On se trouve une place au confort de la belle luminosité du mois d’octobre.
– As-tu remarqué? ça sent bon l’automne.
À vrai dire, je ne m’en étais pas rendue compte, j’avais seulement remarqué ces grands yeux vastes et pétillants, son regard d’enfant tannant et coquin. Toujours aussi vive et particulièrement attachante, Anne est le genre de fille qui donne envie de l’écouter sans regarder sa montre, et de se rendre compte plus tard qu’au lieu de discuter 30 minutes, ça fait déjà 2 h. Elle est ce genre de femme qui a un impact immédiat dans votre vie, vous verrez de quoi je parle si vous la croisez à 5 h dans les singles tracks du Mont-Royal.
J’ai la chance d’avoir parcouru les sentiers à côté d’Anne Bouchard il y a quelques années, lors du 65 km Harricana. C’est à ce moment précis, lorsqu’elle est arrivée dans mon champ de vision, au coin de mon œil, et qu’elle m’a dépassée en moins de quelques minutes, avec un regard de femme déterminée et fonceuse, que je me suis dit que décidément j’avais beaucoup à apprendre d’elle. Et je ne m’imaginais pas à quel point.
Lieu: Centre équestre de Bromont,
Heure: 18 h 50
Événement: Bromont Ultra 2017
Anne entre dans la tente d’accueil de l’événement Bromont Ultra qui avait lieu le 10 octobre dernier, accompagnée de son acolyte et coach Hélène Dumais, son amie, depuis qu’Anne lui avait demandé son support dans le but d’accomplir le Squamish 50 miles, il y a quelques années.
Lorsqu’on les voit ensemble, on sent qu’il y a un échange d’énergie. On pourrait les comparer à la force de 2 batteries AA qu’on joindrait ensemble pour donner une plus grosse charge. Je crois qu’Hélène connaît Anne comme peu de gens dans son entourage. Il faut être solidement doué pour pouvoir accompagner une athlète lors de ses pires moments, dans la nuit, sous la pluie, au détour d’un centième kilomètre. On sait combien la course d’ultra distances est un combat avec soi- même et lorsqu’on sait se faire accompagner de gens positifs et inspirants, le moral est meilleur, les liens nous liant à eux est primordial.
C’est donc en début de soirée que les filles se rendent au comptoir d’enregistrement. Elles sont resplendissantes. Anne prend son temps et s’amuse avec les coureurs présents autour d’elle. On la sent à sa place alors que pour d’autres coureurs, l’atmosphère de ce moment est remplie d’appréhensions.
Heureuse d’aller prendre son numéro de dossard et d’obtenir son sac de participante à la course, elle ne manque pas de remercier les bénévoles qui la côtoient. Sans montre ni flafla électronique, Anne me fait comprendre qu’elle court à la méthode naturelle, sans chrono, sans connaître exactement son pace. Par contre, elle sort souvent de sa poche un petit appareil photo, qu’elle emmènera sur la route des 160 km qui aura lieu le lendemain matin à 7 h 30.
Le mode photo n’est pas pour obtenir des selfies de sa personne durant la course. Pas du tout. Cet appareil lui permet de récolter des sourires. Vous lui demanderez pourquoi elle tient à collectionner les photos des gens autour d’elle. Elle vous répondra que c’est parce que ça fait du bien, parce qu’elle en a besoin. Plus tard, en détails, elle me fera comprendre que ces portraits sont des souvenirs permanents qui lui permettent de penser positivement durant les moments difficiles qu’elle traversera. Je trouve ce projet photo vraiment inspirant.
La dernière étape du vendredi soir, avant d’aller manger des gnocchis aux brocoli (un des rituel d’avant course) et de sommeiller un peu avant le départ, est la pesée. Rapidement entrée dans la pièce médicale, elle rigole de bon cœur, prend quelques photos sourires de l’équipe de secouristes, et disparaît pour les prochaines heures.
Je sais que pendant cette période elle prendra le temps de remettre son esprit à blanc, comme elle m’explique. Elle me demande de me placer dans le contexte du film La Matrice, lorsque Néo rencontre Morpheus. Tout est neutre, il n’y a rien qui puisse perturber la conscience du personnage. C’est dans ce mode de pensée qu’Anne voudra se retrouver 12 h avant d’effectuer la plus longue course à laquelle elle participera très prochainement.
En étant directrice des projets fiscaux au Cirque du Soleil, ce fut toute une épreuve pour elle, durant les 2 semaines précédentes, de pouvoir prendre un moment pour elle, un moment de préparation mentale; elle a dû prendre congé pour y arriver.
Comme dans toute discipline sportive de haut niveau, cette période de préparation mentale et de visualisation est indispensable avant de performer. Elle reliera sans doute la page 145 de son précieux livre, Territoires inconnus (à lire!) écrit par Pat Godin, sur laquelle se trouve son mantra concernant la thématique du doute, de la solitude, des douleurs physiques comme morales, et sur la nécessité d’être inspiré à chaque instant de notre existence.
Elle dépliera les petits dessins de ses enfants sur lesquels on la voit en Wonder Woman. Ces 2 pièces de papier l’accompagneront durant sa course bien rangées à l’intérieur d’un sac plastic, et lui serviront d’outils à ancrage positif lorsqu’elle sera sur les sentiers du 160 km.
Elle refait son apparition vers 6 h le lendemain, toujours empreinte de cette même belle énergie et de son sourire. Il est temps d’y aller. Sous la grande arche du départ, elle est confiante, et vit peu de stress, elle est prête. Elle est heureuse de se retrouver avec de grands champions du trail comme Alister et Joan. Quelques années plus tôt, elle s’était pourtant dit qu’elle ne ferait jamais plus de 80 km.
Anne se sent chanceuse de se trouver où elle est présentement : la course commence. La lumière, les couleurs et l’odeur des feuilles mortes lui font vivre beaucoup d’émotions positives. Pour elle, la course est le moyen qu’elle a choisi pour éveiller ses sens, ceux qu’on oublie parfois quand on vit dans la grande ville. C’est une manière pour elle de se renouveler, d’être inspirée et de rester créative.
Les premiers kilomètres des sentiers du parcours du Bromont Ultra lui permettent de se retrouver totalement connectée à elle-même. Vers les 20 km parcourus, elle connaît habituellement un moment plus difficile. C’est lorsque son corps comprend vraiment ce qui est en train de se passer.
Elle affronte cette première petite période plus difficile en se remémorant tous les bénévoles qu’elle a croisés sur sa route depuis le départ. Ceux-ci ont une grande importance pour elle. L’impact de croiser une personne lors de cette grande traversée est grand. En voyant le regard d’Anne, lorsqu’elle me raconte les échanges qu’elle entretient avec ces personnes formidables rencontrées aux stations de ravitaillement, je me rends compte que celle-ci est une comme un feu de joie qui a besoin de se faire alimenter par la présence de gens autour d’elle.
En début de soirée, lors de la fin de la 1ère boucle de 80 km, au ravitaillement du camp de base, alors qu’elle avait besoin d’un gros boost d’énergie, une femme s’est mise à chanter We will Rock you, et ensuite tous les gens se sont mis de la partie. C’est tout ce qu’il fallait à l’ultra-marathonienne pour repartir sa flamme, prête pour braver la nuit.
Elle a aussi croisé Pierre Lavoie qui était présent pour l’encourager. Pour certains coureurs, la noirceur est synonyme de terreur, mais pour Anne, il semble que qu’elle ait peu d’impact. Elle apprécie courir la nuit. Elle en a l’habitude puisque son parcours matinal, en ville, se fait normalement lorsqu’il y a peu de lumière.
Doucement, elle se faufile dans le sillon de la dernière clarté qui vacille à l’horizon. La prochaine fois qu’elle repassera à cet endroit ce sera pour les derniers kilomètres avant l’arrivée.
Bien clairement elle me dit n’avoir jamais souffert autant malgré le fait d’avoir accouché à 2 reprises : c’est une douleur singulière, une douleur qu’elle ne connaît pas. De l’os à la peau, elle sent son corps entier se tordre. Dans ces moments de souffrance, elle sait que la peur de l’inconnu lui emmène des questionnements. Lors d’une course d’une distance pareille, elle ne peut se permettre de se questionner. De ces questions émerge le doute.
« L’idée de vaincre doit toujours être plus fort que la peur d’échouer », comme dirait Mike Horn.
Le doute est une des premières raisons d’abandon lors de ce genre de distance, selon Anne. La tête rabattue vers l’avant au ravitaillement Chez Bob, l’idée de l’abandon croise certainement l’esprit de la coureuse, mais elle ne considère absolument pas arrêter, puisqu’elle sait que derrière elle, des centaines de coureurs resteront sur la route jusqu’à l’arrivée, malgré des douleurs similaires. Let’s go, elle fonce, se relève.
Un ami de longue date part de la région de Montréal pour l’accompagner mentalement lors du prochain ravitaillement. Celui-ci lui apporte un repas Tim Horton avant de repartir pour le travail quelques minutes après. Le simple fait de penser à ce geste propulse Anne dans une nouvelle énergie. Elle tombe aussi sur Karine Darche et Gilles Poulin qui l’inspirent à remettre un pied devant l’autre jusqu’à l’arrivée.
À partir du 120e kilomètre, Hélène a pu entamer le rôle de pacer d’Anne. Les deux amies se connaissent bien, c’est le moment où peu de mots ont besoin d’être échangés, et que la valeur de la présence d’un autre humain que l’on apprécie vaut tout son pesant d’or.
Anne ne me dira pas en combien de temps elle a fini la course, elle ne mettra pas l’accent sur le fait qu’elle est arrivée première. Un pace?
– C’est quoi mon pace? Aucune idée.
Elle me dira aussi qu’elle n’est pas une athlète, mais une passionnée.
Je lui demande ses prochains défis; elle répond à la question en entamant l’hymne de Vangelis – Conquest of Paradise qui joue en boucle lors de l’événement mondial de l’Ultra Trail du Mont Blanc.
Pour le moment, dit-elle je vais voir mon papa en région, il me manque.
Instagram: @caro.line.cote
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