La question fuse presque accusatrice. Elle sous-entend, « quelle blessure dans ton âme cherches-tu à guérir? Contre quels démons tu te bats? ». Ou encore plus simplement, « c’est complètement stupide et inutile ce que tu fais ».
Le soleil perce au milieu d’une voûte feuillue, dense et d’un vert sombre. Les insectes remplissent l’air d’un bourdonnement lourd et obsédant. De mes doigts j’effleure les longues herbes et les branches qui bordent le sentier. J’avance en espérant un nouveau virage, une nouvelle montée.
Les nuages, aux reflets métalliques, chatouillent les sommets, qui de temps à autres, émergent entre la voûte des arbres. Il fait une chaleur étouffante et mon short est détrempé. Je n’ai aucun dossard, je ne lutte contre aucune barrière-horaire et il n’y a aucun ravitaillement. J’avance seulement sans trop savoir où je vais. Je vais où me guident mes pas. J’ai assez d’eau pour tenir encore 2 heures et je savoure la chaleur.
Le bruit que font mes pieds sur la terre caillouteuse rythme ma progression. Dans vingt minutes, je serai au sommet et alors mon regard pourra s’enfuir à perte de vue. À cet instant précis, je ne voudrais être nulle part ailleurs. À cet instant précis, je connais la définition du bonheur. Peut-être que demain, assise à mon bureau à écouter une personne me détailler chaque parcelle de son corps qui lui fait mal, ou à tenir mon bistouri en essayant d’appliquer exactement la pression qu’il faut pour rester dans le bon plan, j’aurais oublié cette définition, mais je sais que lors de ma prochaine sortie, elle s’imposera à nouveau à moi. Simple, nue sans aucun artifice.
Je cours depuis toujours. Ça ne s’appelait pas du trail ou de la course. Ça s’appelait s’amuser. Je m’inventais une histoire, celle d’une aventurière perdue au milieu de grand nord ou de la forêt amazonienne. Je devais lutter pour ma survie, alors il fallait avancer. Je partais souvent avec un vieux sac à dos tout déchiré, un K-way et une vieille lampe de poche verte et rectangulaire, que je devais cogner pour qu’elle éclaire d’une lumière jaune et ronde. J’avais mes vieilles chaussures blanches devenues grises, un short en jeans et un vieux tee-shirt élimé.
J’avais à peine 8 ou 9 ans et j’entraînais souvent avec moi ma sœur et mes cousins, et alors nous jouions aux enfants perdus. Le bonheur. On rentrait alors que le soleil avait depuis longtemps disparu à l’horizon, épuisés mais heureux, sans que les parents ne se soient vraiment inquiétés. C’était l’ancien temps. On n’avait aucune activité organisée. On ne s’attachait pas dans les voitures, on ne portait pas de casque pour le vélo. Nos genoux étaient pleins de croutes suite à nos chutes et nos bras maculés de piqûres de moustiques.
Plus tard malheureusement, à l’aube de l’adolescence, on m’a convaincue que je n’étais pas faite pour le sport, que je n’étais faite que pour l’école. J’y ai cru, pendant un certain temps. Convaincue que j’étais gauche et nulle…Puis, il y a eu des évènements tristes, des deuils dans ma vie de jeune adolescente et tout à coup comme j’en ai eu besoin, j’ai réalisé que je savais bouger, courir, nager…Nager surtout où je me suis lancée tête la première. Mais je courais aussi. Puis, alors étudiante en médecine et sans moyen de transport, j’allais à mes stages en courant ou en vélo. On n’appelait pas ça du commute running ou du déplacement actif. C’était juste…normal…Pour moi en tout cas!
Avec celui qui allait devenir mon compagnon de toute une vie, nous courions dans les bois, hors sentiers dans le but de trouver la belle rivière, le beau canyon pour y plonger. On courait, on escaladait, avec des vieilles godasses sans crampon sans aucun équipement ou sac à dos équipé. Mais aussi nous parcourions chaque été des milliers de kilomètres en vélo. Mon chum cherchait toujours la route cumulant le plus de dénivelé en étudiant les courbes, les niveaux sur de vieilles cartes en papier.
J’ai commencé à courir pour vrai à trente ans, alors enceinte de ma première fille. Mes nausées et les changements de mon corps rendaient trop inconfortable la pratique du vélo de route qui était devenue ma passion. Six mois après mon accouchement, j’ai décidé de courir un marathon, sans avoir la moindre idée de quelle distance je courais et sans montre. J’ai appris ce que voulait dire frapper un mur, mais je l’ai terminé en 3 h 45, sans avoir aucune idée de ce que cela pouvait représenter, avec tous mes entrainements faits avec le baby jogger, et ma fille qui connaissait alors ses seuls moments de tranquillité. Je me suis fait insulter quelques fois avec ma poussette quand je passais en trombe dans les sentiers accidentés, ça n’avait pas de bon sens, c’était dangereux pour le bébé (sans compter le nombre de fois où l’on m’a dit que j’allais avoir « une descente d’organes .» Mon bébé, à qui je racontais des histoires de dragons cachés, de sources magiques, finissait toujours par s’endormir d’un sommeil paisible.
Alors j’ai eu un coup de foudre, total, et la course est venue habiter ma vie. Très vite, j’ai fait mon premier ultra, course dans le désert en Mauritanie, une folie. Puis d’autres courses en autosuffisance, un 24 heures sans avoir jamais couru plus de 50 km, une sélection au championnat du monde, et plein d’autres courses avec les marathons à Boston, devenus une tradition familiale, dont mes trois filles gardent un souvenir inoubliable. J’ai déjà jonglé avec la performance et me suis battue pour les places, pour des temps que j’espérais toujours plus rapides.
Mais un jour, je n’ai plus eu envie. D’autres épreuves dans la vie, comme chacune des nôtres en est parsemée. Un petit problème cardiaque, mon cœur qui s’emballe en une tachycardie effrayante, réglée par une procédure simple de cautérisation, mais qui a laissé une trace dans ma mémoire physiologique : une peur, à chaque fois que la fréquence cardiaque dépasse les 170. La mort injuste de mon père d’une saloperie de cancer, un gros accident de vélo dont je ne me suis jamais complètement remise et un changement de vie, de carrière qui m’a siphonnée toute l’énergie mentale qui me restait en réserve. J’ai perdu ma flamme compétitive. Et pendant une année, presque l’envie de courir, une douleur au talon, pourtant déjà là depuis tellement longtemps, ayant pris une place hypertrophiée.
Et puis il y a eu une course au Maroc, avec des coureurs de tout horizon, avec des gens que j’ai aimés. Une course que je n’ai même pas finie mais que j’ai adorée et dont je suis revenue avec une nouvelle flamme. J’ai retrouvé le bonheur de courir. J’ai compris que si je voulais continuer à être heureuse en courant, je devais effacer ce que j’avais été et revoir le tout avec des yeux neufs. Ou plutôt avec les mêmes yeux que la petite fille de 9 ans que j’étais. M’amuser. Pas m’entraîner. Aller jouer dehors. Me fabriquer des défis. Redevenir une aventurière à la recherche d’un trésor. Un trésor que l’on trouve, même au milieu d’un sentier urbain, même lors d’une petite sortie. Et surtout, avoir la chance de pouvoir le partager avec des amis.
Alors tout à l’heure, malgré ma fatigue, ou le stress d’une mauvaise journée, malgré une envie de m’écraser, je vais mettre mes chaussures, ne pas prendre de musique et aller écouter les oiseaux en montant mes petites côtes, et en oubliant où je suis, en rêvant les yeux grands ouverts, et je sais que le temps de quelques foulées, je serai juste et simplement heureuse.