Pourquoi ai-je le souffle court et les jambes lourdes une minute à peine après le départ, dans les jolis sous-bois de Lac-Beauport? Le sentier monte légèrement, je suis parti un peu vite, comme toujours. Les pensées tourbillonnent : mon esprit n’est pas au repos. Ce petit 10 km ne me sera pas donné en cadeau, comme la nouvelle vie qui commence aujourd’hui.
C’est ma première journée sans être un vrai salarié. Je n’ai plus d’emploi fixe, stable, concret, qui me permettrait de dire : « je travaille là. ». Hier, j’étais un employé, aujourd’hui, je ne le suis plus, et je fête cela au Trail de la Clinique du Coureur.
J’ai démissionné. Ce n’est pas une décision que l’on prend à la légère, c’est un long chemin que l’on parcourt dans sa tête et son coeur au fil des années. Le choix a mûri, comme un beau fruit que l’on dépose devant soi et que l’on observe en salivant.
On rentre dans le bois et le sentier se rétrécit. De grosses roches sortent du sol et forcent à lever les pieds, à sauter de l’une à l’autre. On est au royaume du vélo de montagne, semble-t-il.
Les émotions ont été tumultueuses au cours des derniers mois. Il a fallu visualiser l’avenir, et s’y préparer. Commencer à mettre en place ce que serait cette nouvelle vie de travailleur autonome. Ça prend beaucoup d’énergie. L’entraînement pour la course à pied a été le moindre de mes soucis.
Je n’ai que dix kilomètres à faire, mais il n’y a pas de petites courses. Arrivé peu préparé sur une courte distance peut s’avérer aussi difficile qu’une plus longue.
Au Bromont Ultra, en octobre dernier, j’ai pourtant fait un ultra. Un super 55 km – en vérité 59 – et ce serait mentir que de dire que c’était difficile. J’y étais prêt. Mon chemin m’avait mené là.
Il y a eu une dernière journée de travail, un moment pour dire au revoir aux collègues, de l’émotion dans l’air, puis j’ai filé sur l’autoroute. Même pas le temps de m’arrêter, pour souffler un peu.
Au premier jour de ma nouvelle vie, je voulais être dans le bois. Sentir cette petite odeur d’épinettes, et cette brise fraîche sur la peau. Respirer quelque chose de pur, qui calme. Marquer cette page qui se tourne par ce que j’aime : courir dans la nature.
Je n’ai que dix kilomètres à faire, et je tente d’avoir du plaisir, mais ça passe vite. Je ne suis pas concentré, les idées jaillissent, je suis un peu survolté. Focus, focus, tenter d’être dans le moment présent. Un pied sur cette roche, attention à la branche, oh ça vire à 90 degrés… d’ailleurs le gars qui me suit rate la courbe et s’allonge de tout son corps dans le fossé.
Je n’ai que dix kilomètres à faire, mais c’est une vie qui commence. Une nouvelle vie. Il faut mettre un pied devant l’autre, avancer, prendre de grands respirs. Et travailler pour y arriver. Avec l’entraînement, avec la constance, avec la passion, je sais que je peux réaliser un ultra… je l’ai déjà fait! Il faut canaliser ses efforts, se discipliner.
Je n’ai pas que dix kilomètres à faire : j’ai une montagne à monter, des côtes à descendre, des flaques de bouette à traverser. Ça ira, ça ira.
Sur le parcours, j’aide un homme d’un certain âge qui s’est effondré au sol et qui est zombie. Il ne répond pas à nos questions, il est confus. J’arrête ma course, le chrono ne compte plus. On est là pour s’aider.
Les secours arrivent, je repars. Je reprends deux ou trois positions. À 100 mètres du fil d’arrivée, je sprints même pour dépasser un participant qui tente de s’accrocher, mais je suis plus rapide. C’est un jeu. On s’en fout de dépasser quand on est rendu quelque chose comme 75e au classement.
Je rentre à l’hôtel pour me doucher et me reposer. Je me rends compte que cette petite heure de course me laisse sur ma faim : j’en voudrais plus. J’ai envie de retourner courir. Le plaisir est là.
Au premier jour de ma nouvelle vie, j’ai envie de mettre du plaisir dans tout ce que je fais, dorénavant. Même si je manque de préparation, même si je dois arrêter sur le parcours, même si je suis loin derrière les meneurs.
C’est une décision longuement mûrie.
Photo : Jean Brouillet