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Le GR20 en 4 jours, un défi corsé

Ça y est, nous y sommes, là où débutera dès 4 h demain matin notre formidable épopée, où débuteront nos rêves d’évasion et s’achèveront nos illusions.

Nous arrivons à Calenzana, point de départ du GR20, un circuit de randonnée réputé comme l’un des (si ce n’est le) plus difficiles en Europe. Il traverse la Corse du nord au sud par les sentiers les plus abruptes, techniques, improbables : plus de 180 km et 13 000 m D+, de magnifiques paysages et de splendides galères.

Notre enthousiasme nous a même poussés à rallier le départ depuis Calvi (sur la côte) en courant 10 km sous une pluie torrentielle. Nous n’avons même pas encore commencé et tous nos vêtements sont déjà trempés.

Commencer le GR20 dans ces conditions, c’est comme commencer une game de soccer avec 3 goals de retard, c’est comme laisser Killian Jornet s’échapper en pensant que tu le rejoindras plus loin.

La dame de l’hôtel sur la place de l’Église nous reçoit avec son sens de l’accueil très “corse” :

– Vous partez demain sur le GR? Vous finirez jamais. Avec la neige qu’il y a en haut? Impossible. En 4 jours en plus ? hahahaha.

– Ne vous inquiétez pas madame, on est des coureurs bien entraînés et…

– … J’en vois chaque été des touristes comme vous qui partent sur le GR, pas équipés et qui pensent connaître la montagne. Mais ici, c’est pas comme dans les Alpes… c’est la Corse!

Sur ces belles paroles, nous nous empressons d’étaler nos vêtements mouillés dans la chambre et nous rigolons, Martin et moi, car elle n’était pas la première personne à essayer de nous décourager. En rire n’était qu’une façon détournée de manifester notre anxiété, de se rassurer et de rester optimistes sur les jours à venir.

Nous nous endormons là-dessus plein d’excitation et de nervosité, sans savoir que ce qui nous attendait n’était pas si loin de ce qu’on nous en avait dit.

1ère étape : 28 km, 3000 m D+

Réveil à 3 h. Nous n’avons pas beaucoup dormi. Comme prévu, nous paquetons notre maigre équipement et enfilons nos vêtements encore mouillés, pas comme prévu. De toute façon la pluie n’a pas cessé depuis hier et ça aurait été dommage de mouiller à nouveau des affaires sèches.

Nous nous regardons, nous nous tapons dans la main pour nous encourager. C’est parti! Notre itinéraire vers l’infini est en marche. L a première journée est la plus longue : 53 km pour 5300 m D+, arrivée estimée à 21 h. Nous ne le savions pas encore mais nous arriverons plus tôt que ça avec un autre moyen de transport que nos seules jambes. 

Nous entamons donc notre première ascension, presque 2000 m D+ sans D-. Les jambes sont fraîches, le moral est intact et nous rejoignons le premier refuge, qui est la première étape pour les randonneurs, après 5 h de grimpe et quelques passages de ruisseaux bien agités.

Nous dépassons les premiers randonneurs du parcours; trois jeunes sudistes que j’avais repérés dans le bateau pour rejoindre l’Île de Beauté, avec leurs gros sacs-à-dos. Ils étaient partis sur le GR la veille et venaient tout juste de paqueter leur tente trempée, après avoir passé une nuit dans le froid et l’humidité. Leur sourire et leur vigueur, remarquables deux jours auparavant, semblait les avoir quittés. Le sentiment que nous éprouvons à cet instant précis est jouissif et terrible à la fois : le sentiment que tout trailer connaît à l’égard des randonneurs ; nous venions de parcourir au petit matin ce qu’ils ont mis une journée à grimper. Une sensation de toute puissance nous habite alors, mais ce fut de courte durée… le col, que nous nous apprêtions à passer un peu plus haut, finira par nous rappeler qu’ici, c’est la montagne qui fait la loi.

Nos pieds s’enfoncent maintenant dans près de 50 cm de neige. Nos gants humides ne font que geler un peu plus nos doigts, et le moral a fait une chute bien plus haute que celle de Felix Baumgartner. La dame de l’hôtel avait bel et bien raison : il y a encore de la neige en Corse en mai (bande de touristes)! Les marques rouges et blanches du GR ne sont presque plus visibles et nous suivons les traces de pas d’un autre fou, probablement à une journée devant nous: « Martin, qu’est-ce qu’on fout là?» Nous rejoignons le 2ème refuge en espérant trouver un peu de chaleur, mais c’est l’auteur des fameuses traces de pas que nous trouvons finalement, dans un refuge désert et glacial. Il nous raconte qu’il est arrivé à 3 h car le GPS lui a rajouté 6 h de parcours. Seul en haut d’un col, dans la neige et la nuit, il a dû voir sa vie défiler, le garçon.

Si nous pensions avoir regagné un peu d’optimisme, en repartant, nous allions le perdre très rapidement. Au départ du refuge, nous escaladons littéralement la montagne en longeant un torrent bien énervé, nos mains agrippées aux chaînes, pour, en cas de chute, innocenter nos pieds posés sur une dalle rocheuse verglacée. Nous arrivons à nouveau en haut d’un col, nos pieds sont un mètre en-dessous de la surface de la neige cette fois. Nous avons enclenché maintenant le mode “robot” et ouvert le kit de survie des conversations, contenant essentiellement 2 phrases : « As-tu vu une marque? » et « Ha! Ça doit être par là! ». Nous nous perdons à plusieurs reprises et revenir sur nos pas se fait à chaque fois au prix de lourds efforts.

Il est 14 h 30 et nous finissons par rejoindre la station d’Asco où nous nous offrons une belle entrecôte. Nous discutons longuement de la suite du parcours, regardons la topographie et discutons avec les propriétaires du restaurant. Le chemin est encore long et bien pire que ce que nous venions de traverser d’après eux. Aucun randonneurs n’a encore passé les prochains cols depuis l’été dernier.

Les 2 options qui se présentent à nous sont très simples : soit continuer sur le GR pour probablement se trouver dans une impasse un peu plus loin, dans la nuit et deux mètres de neige, soit terminer l’étape (à Boca di Vergiu, le départ de notre 2ème étape) par la voie routière. C’est donc le coeur lourd mais avec beaucoup de soulagement que nous prenons la sage décision d’appeler un taxi. L’orgueil en prend un sacré coup mais tout porte à croire que nous avons bien fait de le mettre de coté un instant.

2ème étape : 56 km, 2600 m D+

Le passage de “la Brèche”, comme les locaux l’appellent, devenu inaccessible à cause de la neige, nous a rendus la 2ème étape plus longue qu’annoncée (56 km au lieu de 47 km). Tout de suite après avoir rejoint le premier refuge, nous avons emprunté un itinéraire alternatif qui nous fait descendre dans la vallée pour aller rejoindre les villages de Orto puis Guagno avant de remonter pour rallier de 2ème refuge. En plus de perdre du D+ pour contourner la Brèche, j’y ai perdu toute mon énergie et toute ma confiance.

La montée pour rejoindre le GR fut longue et laborieuse : la fin de l’étape paressait loin et la fin du périple encore plus. Pendant les 15 km de montée, j’ai aperçu l’abandon à plusieurs reprises, un vieil ennemi que je ne cesse de combattre dans les ultras. Mon compagnon Martin lui, avec ses jambes et sa motivation sans égales, me donne l’impulsion suffisante pour grappiller le dénivelé restant, km par km. Il m’aurait même porté s’il avait pu; il a bien mérité son surnom de Sherpa, après tout.

La pluie nous a épargnés aujourd’hui, faisant quelques apparitions de temps à autres, mais rien de comparable à ce que nous avons vécu la veille. Je me raccroche régulièrement à  ce constat positif, jusqu’à atteindre la Bocca d’Oraccia et passer le prochain refuge. La fin de l’étape se déroule sans encombre, à part Martin qui casse un bâton, et nous croisons quelques randonneurs de passage, les premiers de la journée.

Vizzavona marque la fin de la partie Nord du GR et la moitié de notre périple. Jusque-là les sentiers étaient complètement déserts. Nous arrivons dans un B&B accueillis par des hôtes très réconfortants. L’accomplissement de cette étape nous redonne confiance, après les complications météorologiques rencontrées la veille, et une 2ème étape à rallonge, la suite du parcours devrait être plus praticable, nous dit-on.

3ème étape : 42 km, 2600 m D+

Au départ de la 3ème étape, le propriétaire du B&B nous amène à l’arrière de son jardin pour récupérer le sentier un peu plus haut et nous éviter une portion de deux km sur la route. Mes chaussures rendent l’âme à la fin de la première ascension : tous mes orteils passent au travers de la chaussure. Je suis heureux qu’elles terminent leur vie ici sur le GR20, mais il reste encore près de 90 km à parcourir; alors je sacrifie l’intégralité de mon tape pour maintenir ma chaussure un un seul morceau. Pour la première fois depuis notre départ, nous apercevons le soleil, et les km défilent rapidement jusqu’au refuge de Capanelle où nous nous arrêtons prendre un rafraîchissement. Comme à chaque début d’étape, le moral est au beau fixe, cette fois la météo et le topo nous seront plus favorables.

Le parcours est bien plus roulant que ce que nous avons connu jusque maintenant. Les km s’enchaînent rapidement et nous croisons de plus en plus de randonneurs, certains, l’air plus étonnés que d’autres, de nous voir courir, moi le premier. La partie sud du GR est bien plus populaire que le Nord en cette période, semble-t-il. Nous arrivons au pied d’une bonne pente. Martin enclenche le mode fusée et me met presque 500 m dans la vue, décidé d’établir un nouveau record sur le segment, avec une centaine de km dans les jambes en plus. Arrivés au sommet le paysage est incroyable : une végétation plus sèche se dresse au milieu des roches qui chauffent au soleil, et la mer commence à apparaître à l’horizon. Cette journée nous procure ce dont nous avons été privés au cours des 2 jours précédents: satisfaction, liberté, bonheur… plein de sentiments positifs qui nous donnent envie d’avancer malgré les jambes lourdes.

Nous passons le refuge de Prati et atteignons la fin de l’étape, le refuge d’Usciolu, en traversant des crêtes vertigineuses et des points de vue splendides. L’accueil y est très différents des jours précédents; confort sommaire et salubrité très limites, mais une chaleur humaine toute particulière aux refuges d’altitude. Lorsque les randonneurs nous demandent où nous nous rendons le lendemain, ils nous le demandent toujours une seconde fois, l’air ébahis. Demain nous terminerons notre épopée, nous courrons dans la journée ce qu’ils ont mis 4 jours à parcourir dans le sens inverse. Leur étonnement nous amuse et nous rend humbles : il nous fait réaliser la chance que nous avons de pouvoir vivre une telle aventure.

4ème étape : 50 km, 2000 m D+

La nuit fut longue. Entre les punaises de lit, les ronflements, le froid et le réveil des randonneurs à 5 h, nous n’avons pas pu remplir notre jauge d’énergie. Ce qui va nous faire avancer aujourd’hui, c’est la perspective de la ligne d’arrivée! À la sortie du refuge, le parcours nous engage le long d’une crête coupante et abrupte sur laquelle il nous est impossible d’allonger le pas. Je me dis qu’à ce rythme-là, l’étape va être très longue.

Enfin nous regagnons des chemins plus roulants et plus verdoyants, sur de hauts plateaux où s’étendent des pâturages clairsemés de bergeries. Nous nous arrêtons dans l’une d’entre elles en guise de première étape, puis dans une autre un peu plus loin… Le début de journée est difficile, le corps est encore endormi, le mental prend la relève. La perspective du Monte Incudine nous met un coup de boost, car c’est la dernière grosse difficulté du parcours avant de dérouler les 30 derniers km jusqu’à l’arrivée à Conca. Encore une fois, Martin fait parler ses jambes de feu. Nous terminons l’ascension en une vingtaine de minutes (au lieu d’1 h 15 que nous annonçaient les randonneurs) avant de perdre près de 750 m de dénivelé en moins de 2 km, la pire descente du parcours. Le déjeuner au refuge d’Asinau marque la moitié de l’étape.

Nous sommes maintenant certains de terminer le parcours et la perspective de l’arrivée me transcende; je m’engage dans la longue descente qui longe les aiguilles de Bavelle à une allure folle, comme si les 170 km derrière nous n’avaient été qu’un échauffement. Nous savourons le parcours comme nous ne l’avons jamais savouré jusque-là. Tout, absolument tout, est réuni maintenant pour provoquer l’amnésie de la douleur des derniers jours. Cette fameuse amnésie qui nous pousse à renouveler ce genre d’expérience délirante.

La chaleur, la silhouette exceptionnelle des aiguilles, l’odeur du maquis et le chant des cigales se mêlent à l’euphorie des jambes retrouvées, du sentiment d’accomplissement du défi complètement fou que nous nous sommes posés, et à l’apaisement du relief plus clément que nous offre cette fin de parcours.  Nous croisons des randonneurs par dizaines maintenant, mais ils ne font partie plus que du décors. Nous courons chacun sur notre nuage et rien ne peut nous atteindre. Nos milieux de vie respectifs, Saint-Étienne pour lui, et Montréal pour moi, sont à des années lumières dans notre esprit, car ce que nous venons de réaliser dépasse largement ce que nos quotidiens nous permettent d’accomplir.

À l’arrivée à Conca, nous nous congratulons autour d’une bière, sans parvenir encore à comprendre les quatre jours qui viennent de passer. Quatrejours complètement hors de tout, les repères spatio-temporels effacés, le tête  purgée des soucis du quotidien et remplie d’émotions positives, de paix et de rêves.

Le cerveau complètement remis à neuf, nous retournons maintenant chacun à nos vies respectives, le coeur grandi.