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Quand les plans A, B, C et D ne fonctionnent pas…!

Samedi le 29 juin, 3 h 45. Départ de la navette ayant pour mission de nous conduire en bord de mer. Nous sommes quelques-uns à prendre l’autobus, à cette heure bien matinale.

À 4 h 45, les maisons colorées, l’air de la mer et la route asphaltée nous annoncent l’arrivée au point de départ. Nous sommes près de trois cents, apparemment assez réveillés, à heurter le sol avec nos pieds bien chaussés.

C’est un matin relativement chaud et même si une petite pluie tombe, j’ai déjà l’impression que l’imperméable, aussi léger soit-il, sera superflu. Je prends le temps d’aller me dégourdir un peu, accompagnée de mon amie Anne et je croise plusieurs visages familiers. Les sourires de gens que je ne connais pas me font sourire en retour et je sens bien que c’est une aventure qui se prépare. Depuis bien longtemps pour certains.

Pour l’heure, je me sens bien. J’ai choisi, en ce samedi un tantinet grisonnant, de prendre le départ du 110 km… huit jours après une petite commotion cérébrale.

Le départ est donné à cinq heures tapants. J’ai perdu Anne de vue. Du fond du coeur, je lui en souhaite toute une.

C’est le genre de défi pour lequel on s’élance avec détermination, bien entendu, mais aussi avec la conscience que nos prédispositions en tous sens ont leur importance. À ce moment-là, je ne pense pas du tout au fait que je me sens fatiguée. Je me souviens avoir peu dormi au cours des derniers jours, mais je me rassure en me disant que ça arrive souvent, avant une course. J’ai hâte.

Même si un départ sur route ne me semble pas palpitant, je meurs d’envie de découvrir « la trail », les sections typiques de cet environnement, les passages que je n’aurais peut-être pas empruntés autrement. C’est aussi le Championnat canadien d’ultra-trail, ce qui implique une forme de « thrill », une belle occasion d’aller tâter ce qu’on peut donner, ce qu’on peut pousser.

J’avoue avoir eu une crainte, considérant mon état, dans la semaine précédant la course, mais je me suis dit qu’avec ma nouvelle casquette, les bâtons de Luc et la montre qu’Anne m’avait remise, tout irait bien.

Plusieurs personnes m’encourageaient, en pensée et un collègue coureur m’avait même remis du miel d’acacia, trésor de France. J’en avais vu d’autres. Alors pourquoi pas?

En chemin

Les quelques kilomètres de route s’écoulent, ma foi, assez rapidement. L’entrée dans le sentier ascendant se fait de façon dynamique. Le focus : ma respiration et, surtout, trouver ma cadence. Pas celle des voisins. De ceux qui sont devant ou derrière. Mon monde. À moi. Il arrive que ce soit un exercice laborieux, mais je me débrouille plutôt bien aujourd’hui. La montée ne me paraît pas si longue et c’est avec vigueur que les quinze premiers kilomètres passent. Je sais que je ne cours pas au maximum de ma capacité, mais j’estime que c’est, déjà, un rythme qui me permettra de moduler et de tenir la route.

J’arrive au premier ravitaillement avec une sensation de nausée qui se gère. Je me prépare à entamer la suite en avalant quelques quartiers d’orange. Je croise Blaise et Caroline, ce qui me fait parler et sourire un peu, puis je repars. À peine cinq cents mètres plus loin, je prends la décision de ranger mes bâtons pour la journée et de rattacher mes souliers, car la boue se fait jasante. En d’autres mots, elle aspire l’une de mes chaussures et semble me dire qu’il y en aura bien d’autres.

Les sentiers sont magnifiques, même maquillés en brun. La végétation est aérée et tout semble vert, en hauteur. C’est une zone différente de mon habituel secteur d’entraînement et je l’apprécie. J’ai peu de souvenir du deuxième ravitaillement, comme quoi les choses vont bon train.

Je parviens à accélérer et à m’émerveiller de ce que la mécanique corporelle, alliée à la pensée, peuvent créer. Comme les autres coureurs, j’avale les kilomètres avec plusieurs pelletées de boue, en alternance avec de l’eau. Chaque cours d’eau est une belle occasion de m’asperger et de repartir, rafraîchie. Les haut-le-coeur persistent, mais je fais l’effort de mâchouiller quelque chose avec régularité. Ça m’ennuie. Le motto : y aller un moment à la fois et trouver, toujours, une raison de sourire. Mes jambes vont bien. Je croise, par moments, de petits groupes de coureurs et je gère mon eau juste comme il le faut. Je peux respirer, je découvre la nature et je pourrais même, en d’autres circonstances, me faire un masque de boue si l’envie m’en prenait! Il n’y avait pas de quoi se plaindre.

42,4 km. Troisième ravitaillement

Les patates me sauvent la vie. J’ai toujours aimé manger des patates, mais là, je me dis que c’est vraiment cool de pouvoir y avoir accès en pleine forêt. Je pense à mon ami Alex, qui m’a fait découvrir ces légumes en boîtes, l’an dernier, et je me dis que vraiment, j’aurais pu découvrir ça avant mes quarante ans! J’en mets même dans mon petit ziploc de biscuits écrasés, en souhaitant que le tout ne se mélange pas trop en cours de route. En d’autres temps, j’aurais dit « ouache », mais là, ça n’a aucune importance. Le seul point, c’est que je puisse continuer de tempérer les maux de coeur et d’avancer à mon goût.

Direction : le ravito quatre, première station où rejoindre un dropbag (sac dans lequel on dépose du matériel et/ou des denrées voués à être utilisés à partir de ce point).  C’est une section qui se complète assez efficacement et je rencontre encore plusieurs coureurs. Dans mon souvenir, je crois que nous commencions tous à être plus concis dans nos conversations. Mais peut-être aussi ai-je plus longuement couru seule, à ce moment-là. À quelques kilomètres du quatrième ravito, j’entends une voix derrière moi. Première croisée de filles depuis mon départ. Je l’encourage. Elle semble bien sérieuse.  Je crois que le fait de voir mon dossard bleu la rassure – le sien est orange – et j’en déduis qu’elle a choisi de ralentir, car bien vite, je n’entends plus son pas.

Le chemin est large. Éventuellement, je vois quelques personnes groupées de l’autre côté de ce qui me semble être une grande route. Je suis perplexe et je me demande comment faire pour traverser et les rejoindre. Puis, je vois un monsieur qui me fait des signes en pointant vers la droite. Il faut descendre. Oh, yeah! Et oh! Surprise : mes souliers, recouverts de brun, se retrouvent plongés dans un tunnel d’eau et de roches.  Il fait assez sombre, mais la fraîcheur de l’eau est salvatrice. Je m’en lance un peu partout, en continuant d’avancer.

Je débouche sur une petite montée où je croise le regard d’Amélie, une coureuse avec qui j’ai eu la chance d’échanger quelques fois. Quand elle me demande si ça va, je m’entends dire quelque chose qui ressemble à « pas tant que ça. »Trente secondes plus tard, alors que j’ai déjà filé, je réalise ce que je viens de dire et je me concentre sur la découverte du ravito, la rencontre avec mon sac, tout en espérant ne pas lui avoir fait peur. Mes choix alimentaires et pratiques effectués, je quitte rapidement la place, en marchant jusqu’à l’arche. En reprenant le pas de course, je sens que le mélange du melon d’eau avec de la soupe poulet et nouilles, au soleil, c’est plus ou moins winner.

Petit train va loin

Plein soleil, je longe la route en pensant au fait que la terre est bien sèche et que le passage est fort dégagé. Mon ami David m’avait prévenue, avant la course, en me disant qu’il avait trouvé cette section assez longue, mentalement parlant, l’an dernier.  Je gère ma présence, ma respiration et je remercie la vie de sentir mes jambes en bon état. Pour la première fois de ma vie, en course, je ressens clairement que c’est le haut de mon corps qui est hypothéqué (je pense aux blagues à propos des joueurs de hockey…).Mais bon, j’en étais consciente au départ et je savais très bien que j’aurais aussi pu choisir de ne pas participer. J’en avais trop envie. Entre autres parce que ça me faisait peur. Alors je l’assume. Jusqu’au bout.

Je discute un peu avec un coureur anglophone fort sympathique, qui semble bien apprécier le trajet et les Québécois. Je ne connais pas son nom et je ne sais pas d’où il vient, mais j’apprends, en l’écoutant, qu’il est barbu, qu’il a cinquante ans et que ses amis le trouvent un peu fou de courir comme ça. Ça me fait rire. Éventuellement, il passe devant, et trois autres gars, discutant de tout et de rien, forment un train avec moi pour les deux prochaines sections. J’ai l’habitude de courir seule et je ne me sens pas toujours confortable par le fait d’être entourée, mais leur présence, là, est assez réconfortante. Ils sont drôles et semblent vraiment apprécier leur parcours.

Il pleut, la Mestashibo nous montre son visage et les escaliers se multiplient, mais c’est plaisant. On enjambe des arbres, des rochers, des rives (trois incroyables passerelles, je crois) et on avance. J’aime ça, même si j’ai mal. Je déplace mon attention et le temps passe. C’est particulier, surtout en ce moment. Les quelques kilomètres qui précéderont notre arrivée au ravito du Mont Saint-Anne – deuxième drop bag – me font penser à mon amie Anne, qui y finira son 80 km, comme l’un des gars qui court alors derrière moi. Je me dis que c’est un passage bien spécial. Presque la fin, pour eux.  J’encourage tout le monde, en pensée, en souhaitant que les ondes naviguent aussi bien que la pluie.

Au pied de la montagne

79,5 km. Le troisième coureur de notre train s’en va vers sa ligne d’arrivée en me souhaitant une bonne fin de course et sa gentillesse me surprend, momentanément. Je me répète encore que tout ira bien. Sac de matériel (le fameux drop bag), fruits, chips, pacers et hamburgers. J’hésite quelques minutes à savoir si je tenterai ou pas de manger un hamburger. Puis, comme la cuisson tarde, je décide d’entreprendre l’ascension. Je n’ai pas de pacer – d’accompagnateur – alors j’y vais avec mes bâtons et beaucoup, beaucoup de moustiques. Je trouve étrange qu’ils soient aussi insistants malgré le fait que je ne sente pas bon du tout. Et puis, alors que je monte, je me souviens que j’ai une petite bouteille de baume pour les muscles, fabriqué par mon amie Chantale, naturopathe expérimentée. J’en profite pour m’en mettre sur les genoux, sur les bras, dans le visage et dans le cou. C’est miraculeux pour moi et dramatique pour les bébittes; elles disparaissent instantanément. Une petite victoire!

J’arrive au sommet de la Crête. Tout en reprenant un pas de course, je repense aux différents plans que j’avais élaborés. Je me dis que malgré les difficultés, je serais vraiment heureuse de pouvoir être arrivée pour 20 h 30. Le moins bon scénario élaboré, selon ma préparation, me ferait dix-sept heures de course, et donc, une arrivée prévue pour 22 h.

J’étais prête, selon moi, à toute éventualité. Curieusement, à partir de là, j’ai un peu l’impression de perdre le fil de mon estomac. Boire et manger deviennent vraiment une tâche en soi. Je ne sais plus trop quoi tenter, alors j’y vais avec parcimonie. Je me rends compte qu’il me faudra travailler là-dessus dans les prochains mois, car la gestion de cet aspect n’est pas irréprochable.

Au septième ravitaillement (87,5 km), j’ai l’impression d’avoir oublié une montée sur le dessin du parcours que je me suis fait sur le bras. Ça fait rire les gars du ravito. Je reprends la course en ayant découvert le gingembre confit sur la table (une première de la journée pour moi). Ça calme un peu mon envie de vomir. Pour l’instant.

Entre deux abrupts

Les paysages sont magnifiques. Je revois les encouragements reçus, les pensées, mes enfants et je me dis que j’ai besoin de finir cette course-là. Pour eux et pour moi aussi.   Je me dis que je me suis déjà retrouvée sur des parcours au dénivelé et à la distance plus imposants. Pourtant, là, là, celui-ci me semble beaucoup plus difficile. Je monte, je descends, je remonte et je redescends en me demandant combien de fois j’aurai encore à le faire. Je décide de lâcher prise sur mon temps d’arrivée, tout en me faisant la réflexion que l’organisation d’un tel trajet comporte quelque chose de masochiste. Je me dis aussi que c’est la faute à Jean Fortier, ce qui me fait rire un peu. J’avance.

Les sentiers commencent à se faire plus sombres et j’envisage de sortir ma lampe frontale. Au bout d’un moment, je dois me rendre à la conclusion que celle-ci ne fonctionne pas. J’avance donc un certain temps dans la pénombre, puis je m’arrête en tentant de la faire fonctionner. Elle refuse, plus têtue que moi! Alors que j’ai vraiment besoin de m’arrêter pour profiter d’un arrêt toilette en forêt, quelqu’un apparaît. Je profite de l’offre d’un lift lumineux et je suis ce coureur-éclaireur tout en tentant de repérer l’essentiel avec la lumière de mon téléphone cellulaire (je ne le vanterai pas nécessairement à mes jeunes, mais oui, ça peut servir en forêt)!

J’ai l’impression que nous sommes tous deux fatigués, ce qui me paraît relativement normal, outre les pépins de la journée, vu l’heure depuis laquelle on est en chemin. Le bleu-gris du ciel devient noir et la nature se fait calme. On entend nos pas et parfois, on croise une autre lampe frontale. Un autre coureur, lui aussi privé de lumière, se joint à nous. Éventuellement, il sera rejoint par sa conjointe, apparition soudaine en plein coeur de la forêt. Il est derrière moi et pourtant je ressens l’émotion lorsqu’il lui dit : « give me a hug. »

Je continue avec mon éclaireur et le dernier ravito, vraiment bien éclairé, se présente à nous. C’est un peu magique. Plus que dix kilomètres. On va y arriver.By the way, mon éclaireur me fait réaliser qu’on ne s’est pas présenté.  Poignée de main de Sylvain à Isabelle et d’Isabelle à Sylvain. Good to go, après quelques Bretzels. C’est parti!

Noir longtemps

Dernière section du parcours, derniers moments pour me demander si j’ai encore envie de faire ça. C’est aussi la première fois que j’y pense, en course. Je crois qu’en cette journée bien spéciale, la fatigue accumulée des derniers mois ( beaucoup de stress au travail et avec les enfants), le manque de sommeil et la commotion des derniers jours commençaient à me faire peur.

J’ai l’impression que Sylvain est un ange. On file, tranquillement. Je m’en veux un peu de ne pas pouvoir gambader dans les zones de single track comme je les adore, faute de lumière. Parce que rendue là, même si le coeur me lève et qu’une partie de moi trouve que ça n’a aucun bon sens, j’ai envie de finir en beauté. Résilience. C’est le mot qu’emploie alors Sylvain pour parler de cette expérience. Ça me fait vraiment, vraiment sourire, parce que c’est un terme qui ressort beaucoup, dernièrement, quand je discute avec des gens.

Dans la vie, je me dis toujours que je m’adapte. Ça me tient. C’est ce qui fait que je suis encore là. Alors j’imagine que c’est valide pour la course aussi. Un pas devant l’autre.  Selon mon compagnon de trail, on sera arrivé pour minuit. C’est bien largement dépassé toutes les éventualités envisagées au préalable, mais c’est la réalité. Le bon point : on va y arriver…dans le noir, les pieds mouillés et perdus pendant quelques secondes, parfois.

Les kilomètres avancent. Je reconnais les sections du parcours de 50 km d’il y a deux ans. Je me rappelle du son de l’eau. J’avais oublié, par contre, les petites montées, mais c’est peut-être une bonne chose. Ça serpente. Sylvain trouve que ça tourne longtemps.  On y est presque. Les deux pieds dans le courant d’eau, on traverse. Puis, peu après, on retraverse. On grimpe là où il ne faut pas; on redescend, pour prendre le bon chemin.  Il me semblait que c’était dangereux, aussi! Un coureur nous indique la bonne voie.  Alleluia: moins de trois kilomètres!

Chemin pavé

Juste avant d’emprunter la petite colline qui nous mènera à la ligne d’arrivée, on débouche sur un chemin/ponceau pavé qui m’est familier. Il n’a rien d’exotique ou de bien exaltant, mais il y a quelque chose de symbolique dans le fait de le fouler, encore une fois, à la course. J’ai l’impression que la fin est porteuse d’émotion. Je nous encourage. Son pronostic était vraiment bon : minuit approche, d’ici quelques minutes.

On entend des voix au micro. J’ai un petit trémolo. Momentanément, je ne sens plus la douleur; ce qui me paraissait comme interminable vient de fondre, dans l’immédiat.  Je n’ai jamais franchi une ligne d’arrivée à deux.

J’entends Anne, Sébastien et l’animateur. L’arche et le tapis sont là. Je soupire. Sur le coup de minuit. J’ai une immense gratitude pour Sylvain, qui m’a proposé de le suivre, jusqu’au bout. Pour Anne et Sophie, qui étaient encore au fil d’arrivée, à cette heure tardive. Pour Chantale et Richard, qui m’ont préparé un lit juste au pied de la montagne. QMT 110 km : une course comme je ne l’avais absolument pas planifiée, mais qui m’aura beaucoup, beaucoup appris. Enfin, Jean Fortier, tu avais raison : un pacer peut être une excellente idée!

…Presque prête à recommencer, maintenant : après ma visite à l’hôpital et un peu de repos!

Bravo à tous ceux et celles qui ont pris l’un des départs du Québec Méga Trail 2019. À ceux qui l’ont terminé, comme à ceux qui ont été contraints d’arrêter en chemin. Ce weekend, c’était toute une épopée!

Merci à mes collègues, à mes enfants, à mes amis, à tous ceux et celles qui me supportent. Merci à Justin pour ses bons soins en ostéopathie. Je me sens choyée, encore une fois. Quelle famille!